#8 février 25
Représentation collective en danse (2) : porter sa voix
Léa Poiré
La représentation collective dans la danse n’est pas une évidence tant les freins au rassemblement sont puissants : tel était le constat initial de cette enquête en deux volets. Mais lorsqu’ils se regroupent en syndicat ou dans des cadres plus informels, les acteurs du secteur chorégraphique savent donner de la voix. Dans un climat politique particulièrement menaçant, pour faire corps, ils et elles enclenchent des leviers d’action qui ont fait leurs preuves comme de nouvelles stratégies.
Le rideau ne se lèvera pas. L’annonce du directeur de l’Opéra de Paris, près de 45 minutes après le début théorique du ballet Paquita, déchaîne les huées du public. Le 5 décembre dernier, les danseurs sont délibérément arrivés en « retard » pour protester contre la rémunération incomplète de leur temps de préparation. Sur un mois, cela représente jusqu’à 35 heures non rémunérées. Deux semaines plus tard, Sud Spectacle prend le relais de la CGT : cette fois, d’autres corps de métiers de l’institution dénoncent « un sous-effectif chronique ». La direction finit par entendre les grévistes et concède de nouveaux recrutements.
Au même moment, une autre bataille se lance. La présidente de région des Pays de la Loire annonce des coupes inédites, dont 62 % de budget en moins pour la culture. L’intersyndicale appelle immédiatement à la mobilisation, et 2 400 manifestants se retrouvent devant l’Hôtel de Région. Mais le texte est bel et bien voté, menaçant des milliers d’emplois et la pérennité de l’activité artistique de certaines structures : le budget du CNDC d’Angers se voit ainsi amputé de l’équivalent de vingt représentations, soit la moitié de sa programmation annuelle.
Dialogue social et concessions d’un côté, absence de concertation et décisions unilatérales de l’autre : si les leviers d’action dont dispose le collectif pour défendre ses intérêts ne sont pas toujours immédiatement efficaces, ils restent un recours essentiel face au climat anxiogène qui règne dans le milieu chorégraphique. En plus des outils historiques que sont la grève ou la manifestation, un travail de fond, bien moins spectaculaire, est mené au quotidien par les syndicats.
« La lutte c’est une chose, mais le syndicalisme ce n’est pas que le conflit », rappelle le danseur Antoine Roux-Briffaud, élu du SFA-CGT, syndicat majoritaire pour les artistes interprètes. « Entre répondre aux mails, relire les documents, écrire des fiches pratiques, aider à organiser les commissions… mon travail syndical se fait beaucoup la nuit », rigole celui qui prend aussi le temps de conseiller les intermittents sur leurs situations particulières. « Tout est bénévole et la règle c’est : qui est disponible… est disponible. C’est comme ça que je me suis retrouvé à passer une semaine à l’Organisation internationale du travail à Genève… »
Les syndicats ne se reposent pas uniquement sur le volontariat. Même les plus petits ont des salariés « à demeure », « pour assurer une continuité », explique Julie Trouverie, elle-même employée du syndicat Chorégraphes Associé·e·s. Élu au bureau national du SFA-CGT, Tristan Ihne a lui quitté le CCN-Ballet de Lorraine pour ses propres projets chorégraphiques et un contrat à temps partiel au sein du syndicat pour gérer le quotidien, défendre toute une profession et « être un danseur aux côtés des danseurs ».
Si celui-ci le précise, c’est que, dans ces instances, faire entendre les particularités de la danse est déjà un défi en soi. « Je ne compte plus le nombre de fois où des comédiens, des gens souvent plus âgés, réalisent en m’écoutant qu’ils ne connaissent pas du tout notre métier », souffle Antoine Roux-Briffaud. « À la suite de certains départs de personnalités chorégraphiques du bureau du Syndeac, on était tous très inquiets pour la représentation de la danse », se rappelle quant à lui le directeur délégué du CCN de La Rochelle, Alexandre Bourbonnais, élu suppléant au conseil national aux côtés de la titulaire Mélanie Perrier, chorégraphe. Au sein de ce syndicat d’employeurs, tous deux participent donc à renforcer le « groupe danse ». Les réunions régulières auront notamment permis d’aboutir en 2022 à un « diagnostic profond du secteur » : un « Plan pour la danse » écrit avec quatre autres organismes collectifs, dont Chorégraphes Associé·e·s.
À destination du ministère de la Culture, ces propositions visant notamment plus d’éthique dans le travail n’auront pas été suivies de mesures drastiques mais ont ancré une « solidarité obligatoire entre compagnies et lieux ». Pour Mélanie Perrier, cet acquis est nécessaire pour faire face à l’urgence actuelle. En janvier, le département de l’Hérault suit l’exemple des Pays de la Loire et supprime 100 % de son budget culture. « On remarque chez les élus une perte d’habitude de fréquentation des spectacles et donc de connaissance », analyse la chorégraphe. « L’idée de la culture comme service public et bien communément partagé est mise en danger. Il nous faut reconstruire plein d’évidences qu’on pensait solides. »
« Notre levier d’action, c’est d’être visible au bon moment, au bon endroit, à destination des bonnes personnes et avec le bon vocabulaire » Mélanie Perrier
Mélanie Perrier comme Alexandre Bourbonnais n’ont pas peur du mot « lobbying ». « La stratégie d’influence politique a longtemps été mise de côté par la culture parce que cela fait référence à l’industrie, expliquent-ils. Nous on n’a rien à vendre, mais aujourd’hui on doit aussi convaincre le politique. » Le « groupe danse » du Syndeac se lance alors dans la conception d’un outil de communication pour expliquer « ce que peut faire la danse », avec en ligne de mire une présentation aux élus de la Fédération nationale des directeurs et directrices des affaires culturelles à l’automne. Le syndicat a également initié l’action #deboutpourlaculture, qui invite les spectateurs à se lever après les spectacles et à poster les photos sur les réseaux. « Aujourd’hui, notre levier d’action, c’est d’être visible au bon moment, au bon endroit, à destination des bonnes personnes et avec le bon vocabulaire », synthétise la chorégraphe.
En parallèle des syndicats, qui « se battent » et « s’engagent » sur le plan « politique et social », d’autres voix collectives s’élèvent. « Des regroupements de chorégraphes se forment et insistent sur le fait que ce ne sont que des regroupements », continue Nathalie Tissot, coprésidente du syndicat Chorégraphes Associé·e·s. Elle-même a rejoint un collectif de compagnies chorégraphiques du Centre-Val de Loire, qui alerte par exemple la DRAC au sujet de l’extrême fragilisation des équipes sur ce territoire voisin des Pays de la Loire.
« L’un n’empêche pas l’autre. Ça fait sens de multiplier les espaces lorsque ce qu’on veut dire ne peut être dit dans un syndicat, atteste le danseur Tristan Ihne. La CGT ne peut se prononcer sur le contenu artistique des œuvres, le mot racisé pose encore question... » La Permanence, groupe de militantes et militants du champ de la danse et de la performance, a par exemple accusé Yoann Bourgeois de plagiat dans une vidéo virale, mené une étude statistique sur la programmation des personnes non-blanches sur les scènes chorégraphiques ou encore organisé le premier débat public sur les violences sexuelles dans le milieu en 2019. « Il est nécessaire d’avoir ces cadres plus libres et radicaux, pour tirer les syndicats vers ces sujets, complète Antoine Roux-Briffaud. Mais il ne faut pas oublier que ce sont les syndicats représentatifs qui ont le pouvoir de négocier, de signer les accords, et donc, à la fin, de faire évoluer les législations. »
Léa Poiré est une journaliste indépendante basée à Paris et Lyon. Après des études chorégraphiques, ayant été responsable danse et rédactrice en chef adjointe pour le magazine Mouvement, elle s’inscrit aujourd’hui dans le champ du journalisme culturel, de l’éducation aux médias, collabore en tant que chercheuse avec la chorégraphe Mette Edvardsen et enseigne l’écriture critique à l’Université de Saint-Étienne. Elle assure la direction éditoriale de CN D magazine.
« Représentation collective (1) : se syndiquer, à petits pas »
Premier volet de l’enquête de CN D Magazine
À lire iciChorégraphes Associé·e·s
En savoir +« Vade-mecum du chorégraphe »
Publication : 2024
À télécharger en ligneSyndeac
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