CN D Magazine

#5 mars 24

Beach Birds for Camera de Merce Cunningham : un littoral pas si littéral

Par Carol Teitelbaum


Sans jamais sortir de scène, onze danseurs en noir et blanc évoluent sereinement, tantôt en petits groupes, tantôt seuls. Beach Birds, chorégraphié en 1991 par Merce Cunningham, fait régner une atmosphère de contemplation digne d’un bord de mer. Dans d’anciens bâtiments industriels de New York, une version augmentée de trois interprètes a été captée par l’œil du réalisateur Elliot Caplan sous le titre Beach Birds for Camera, dont la scène d’ouverture est présentée ici en vidéo, à l’heure où le Ballet de l’Opéra de Lyon s’apprête à reprendre la version scénique.

Carol Teitelbaum transmet cette saison Beach Birds aux danseuses et danseurs lyonnais. Membre de la compagnie Cunningham de 1986 à 1993, elle revient pour CN D Magazine sur ses souvenirs de la création, notamment sur le travail du temps, si cher au chorégraphe américain.

Ce qui peut être difficile pour les danseurs, c’est que nous ne répétons pas Beach Birds en musique, celle-ci ne façonne pas ce que vous faites : les points d’ancrage sont plutôt visuels. C’est le cas pour la plupart des pièces de Merce, à quelques exceptions près. J’ai par exemple repris la pièce Septet (1953), dansée sur un morceau pour piano de Satie : c’est l’une des dernières construites sur des repères purement sonores. Dans Beach Birds, la musique de John Cage propose un son ambiant, naturel, qui donne une réelle sensation de durée.

Merce s’est beaucoup intéressé au temps tout au long de sa carrière. Il est connu pour avoir fait danser ses danseurs plus vite et plus lentement que cela semblait humainement possible. À bien des égards, il se passe très peu de choses au début de Beach Birds, et tout dépend de notre horloge interne – qui se développe au fur et à mesure que les danseurs travaillent la pièce. Dans cette section d’ouverture, Merce nous a donné un top à 45 secondes du début, mais je me suis rendu compte que le second groupe, qui doit commencer une phrase à une minute et demie, n’avait pas de signal : ils devaient tout faire en ressentant ce laps de temps.

Quand vous dansez, les personnes à l’arrière peuvent faire autre chose, mais il est impossible de le savoir. Chacun est dans son monde, occupé à faire ses mouvements. Merce aimait que les choses se chevauchent, se répondent sur les différents plans. Je m’en suis aperçue lorsque j’ai transmis la pièce en 2016 à des étudiants lors d’un workshop puis cette année, à l’Opéra de Lyon. Si on voit la pièce le lundi, le mardi, le mercredi, le spectacle ne sera pas le même. C’est ce que permet Beach Birds.

Ce qui est incroyable, c’est que je n’ai aucun souvenir de la manière dont Merce a rendu cela possible lors du processus de création en 1991. Je ne sais plus s’il nous demandait spécifiquement de ralentir, d’accélérer… Mais je me souviens que nous sommes restés longtemps en studio avec les premiers éléments de la pièce. Il y a huit danseurs qui sont sur scène dès le début. Nous faisons la même phrase sans commencer au même moment et notre manière de danser cette phrase est très variable, car nous avons chacun compris les indications de Merce différemment. À cette période, ça ne l’intéressait pas d’aplanir ces interprétations.

Merce s’intéressait beaucoup au fait que la caméra a un regard très différent d’un œil humain. Il a fait quelques changements chorégraphiques pour le film, en se disant qu’ici il fallait « nettoyer » un peu les mouvements, que là on pouvait faire en sorte que deux personnes fassent la même chose. L’espace, les trajets sont différents de la version scénique. Je dis aux danseurs qui reprennent la pièce : ne vous fiez pas à ça ! C’est devenu une œuvre à part entière mais, pour moi, ce n’était pas facile d’être devant la caméra. Ce regard fixe ne laisse pas de seconde chance.

Ce dont je me souviens bien à propos de Beach Birds, c’est surtout d’avoir observé Merce danser. Il arrivait à la fin de sa carrière chorégraphique et faisait de moins en moins de démonstrations. Les danseurs qui sont arrivés après moi avaient une capacité folle à lire ses intentions à partir du peu qu’il montrait. À mon époque, il faisait passer beaucoup de choses par la qualité des bras ou par ses explications. Pour Beach Birds, il nous disait par exemple de garder nos doigts collés ensemble : il voulait que le pouce soit avec les autres doigts et les mains dans la continuité du bras.

Pendant de nombreuses années, nous n’avons pas eu accès aux notes de Merce et il ne discutait pas de ça avec nous, danseurs. Il arrivait avec les mouvements. Dans les notes de Beach Birds on retrouve une palette de verbes comme « trembler », « convulser », qui ne sont pas vraiment des actions d’oiseaux.

Je ne qualifierais pas cette pièce d’étude sur la nature. Certaines de ses œuvres peuvent sembler entrer en écho avec le monde naturel, et on pourrait dire ici que les costumes rendent le titre presque littéral, mais je ne veux pas aller dans cette direction. Merce avait la conviction profonde que tout ce que font les humains parle des humains. Il n’y a ni division ni conflit ici entre l’humain et la nature.

Propos recueillis par Léa Poiré

Léa Poiré est une journaliste indépendante basée à Paris et Lyon. Après des études chorégraphiques, ayant été responsable danse et rédactrice en chef adjointe pour le magazine Mouvement, elle s’inscrit aujourd’hui dans le champ du journalisme culturel, de l’éducation aux médias, et collabore en tant que chercheuse avec la chorégraphe Mette Edvardsen. Elle assure depuis peu la direction éditoriale du CN D magazine.

Beach Birds for Camera
Réalisation : Elliot Caplan
Chorégraphie : Merce Cunningham
Interprétation : Helen Barrow, Kimberly Bartosik, Michael Cole, Emma Diamond, Victoria Finlayson, Frederic Gafner, Alan Good, David Kulick, Patricia Lent, Larissa McGoldrick, Randall Sanderson, Robert Swinston, Carol Teitelbaum, Jenifer Weaver
Production : The Cunningham Dance Foundation
Diffusion avec l’aimable autorisation du Merce Cunningham Trust

Beach Birds
Chorégraphie : Merce Cunningham
Interprétation : ballet de l’Opéra de Lyon
Du 16 au 21 avril à l’Opéra de Lyon
Les 26 et 27 avril au Teatr Wielki w Łodzi, Lodz, Pologne
Les 8 et 9 mai au Theater Im Pfalzbau, Ludwigshafen, Allemagne