#10 octobre 25
Danse et troubles alimentaires (2) :
des mesures insuffisantes ?
Copélia Mainardi
MOCKUP TCA
Corps maîtrisés, silhouettes surveillées : l’exigence esthétique pèse sur les danseurs, en particulier sur les femmes, très vulnérables aux troubles du comportement alimentaire. Face à cette réalité, décrite dans un premier volet de cette enquête, les dispositifs institutionnels de prévention et de soutien font-ils le poids face aux injonctions qui structurent la profession ?
« Le tournant Millepied » : c’est ainsi que de nombreux professionnels font référence au changement pour la santé des danseurs qui a suivi la nomination, en 2014, du chorégraphe Benjamin Millepied à la direction de la Danse à l’Opéra de Paris. La position hégémonique de cette prestigieuse institution lui confère en effet une influence notable sur les autres structures. « Si l’Opéra de Paris ne bouge pas, personne ne le fera », résume Florent Cheymol, docteur en psychologie clinique.
Or ce besoin d’évolution est de plus en plus criant dans le milieu de la danse, notamment sur la question de la santé mentale, encore largement taboue. En 2014, une étude estimait à 16 % la prévalence de troubles du comportement alimentaires (TCA) chez les danseurs de ballet – des pathologies qui concernent seulement 1,5 % de la population. Comment comprendre, guérir mais surtout prévenir ces troubles étroitement associés à l’image du corps, instrument premier des danseurs et objet d’observation et de contrôle ?
Les moyens varient selon les structures, leur histoire et leur approche. Centré sur la traumatologie et la prise en charge des blessures, le Pôle santé de l’Opéra de Paris, qui comportait à sa création en 2015 des kinésithérapeutes, un ostéopathe et un préparateur physique, s’est peu à peu élargi à d’autres spécialités : gynécologue, podologue, psychologue… « L’accompagnement doit être global et pluridisciplinaire, explique Xavière Barreau, médecin du sport qui coordonne le pôle, présenté comme indépendant de la direction artistique. La prévention de la seule blessure physique ne suffit pas : il est indispensable de suivre aussi le danseur sur le plan psychologique, ce qui reste délicat dans un milieu habitué à prendre sur soi coûte que coûte. »
Le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) a, quant à lui, développé une autre approche, avec moins de moyens en interne mais un réseau mieux déployé à l’extérieur. La danse-thérapie est ainsi de plus en plus utilisée pour tous les patients souffrant de TCA. « Mais elle comporte certaines limites pour les danseurs professionnels, réfractaires à l’idée d’intégrer un groupe thérapeutique avec des gens qui ne savent pas utiliser leur corps, quand eux le maîtrisent si bien – cette maîtrise faisant d’ailleurs aussi partie du problème », précise Florent Cheymol.
Si certaines pistes se profilent, avec des évolutions notables, beaucoup reste à faire en matière de prévention. « Renvoyer vers une diététicienne, une infirmière scolaire ou une psychologue permet aux institutions de se dédouaner sans interroger leur part de responsabilité, pointe Florent Cheymol, lui-même ancien danseur et auteur d’une thèse sur la santé mentale en danse. Or, les TCA sont bien souvent une conséquence de pédagogies délétères, souvent maltraitantes. » Les mots sont forts, mais il n’est pas le seul à épingler un corps enseignant qui peut être une véritable machine à broyer. « On peut blâmer les réseaux sociaux qui génèrent des rapports dysfonctionnels à l’image de soi mais, tant que cette transmission de canons de beauté valorisant des corps éternellement à l’abri des changements de la puberté n’évoluera pas, rien ne changera », met en garde le professionnel.
Car les TCA sont résistants et durablement inscrits dans le corps des danseurs et surtout des danseuses, habituées à composer quotidiennement avec le contrôle, l’obsessionalité, l’insatisfaction, pour atteindre l’excellence technique. Marion Borgne, psychologue au Pôle santé de l’Opéra de Paris, qui mène régulièrement des formations auprès de professeurs et surveillants pour sensibiliser à la psychologie du danseur, rappelle que ces troubles se développent très tôt, souvent au début de l’adolescence.
« Dans un contexte où le corps est le premier instrument de travail, une seule remarque en apparence anodine peut durablement altérer l’image de soi, encore très fragile, détaille-t-elle. Ensuite se met en place un contrôle difficile à ébranler, ce qui explique en partie qu’une patiente attende souvent qu’un lien de confiance durable soit établi pour s’exprimer sur le sujet. » C’est aussi pourquoi Xavière Barreau plaide pour un travail de sensibilisation et d’accompagnement nutritionnel auprès des plus jeunes, dès 12 ans, afin d’encadrer au mieux ce lien dysfonctionnel entre performance et perte de poids.
Ces mesures essentielles sont donc encore insuffisamment établies. « Pourquoi n’y a-t-il pas de prévention pluriannuelle, au CNSM ou à l’Opéra ? s’interroge Florent Cheymol. Toutes les élèves passent par des moments d’insatisfaction, des questions sur leur poids, le recours à des comportements de substitution. Il faudrait que ces discussions sur l’alimentation puissent être banalisées ! » Chercheuse en danse et études de genre à l’Université Paris VIII, Hélène Marquié en est convaincue : le recours à une prise en charge psychothérapeutique ne suffira pas. « Il y a tant de concurrence, d’injonctions, de mécanismes durablement installés qu’il faut tout réinventer et se donner les moyens de faire autrement pour que les choses changent vraiment », explique-t-elle.
« Il y a tant de concurrence, d’injonctions, de mécanismes durablement installés qu’il faut tout réinventer et se donner les moyens de faire autrement pour que les choses changent vraiment » Héléne Marquié
Ce n’est qu’au prix de cette remise en question par les institutions elles-mêmes qu’un travail critique pourra être entrepris par les danseurs, plus aptes à regarder en face ce que ces méthodes ont engendré sur le rapport à leur corps. Mais ébranler les fondements sur lesquels s’est érigé le prestige de la danse classique risque d’aller au-delà de la transmission pédagogique. Hélène Marquié invoque ainsi le besoin d’une sensibilisation plus générale : « Ce discours d’injonction sur le physique s’adresse aussi aux amateurs, au public : quel est notre rôle quand on enseigne la danse, que souhaite-t-on voir advenir, quelle idée de la danse souhaite-t-on faire naître ? »
Malgré des efforts en la matière, la santé mentale reste un grand tabou dans ce milieu. « Le milieu du sport a beaucoup évolué, avec des sportifs très médiatisés témoignant de thématiques lourdes, ce qui a fait bouger les choses, mais ce n’est pas encore le cas en danse, regrette Marion Borgne. Et pour que la parole se libère, il faut quelqu’un qui écoute. »
Copélia Mainardi est journaliste. Elle collabore avec différents médias comme Télérama, Libération, Le Monde diplomatique ou France Culture, pour des reportages, des enquêtes ou des documentaires. Après une formation universitaire en Littératures modernes, elle est passée par France Culture, l’émission « 28 minutes » d’Arte et le service culture de Marianne. Elle suit de près l’actualité culturelle, notamment littéraire et scénique.
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