CN D Magazine

#1 sept 22

Yuval Pick
 « Chanter, c’est être aligné »

Paule Gioffredi


Yuval Pick, Photo Sébastien Erome

La musique et le chant, enregistrés ou en direct, occupent aujourd’hui une place privilégiée dans le travail de Yuval Pick, directeur du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape depuis 2011. Depuis Apnée et Are Friends Electric, créées en 2015, et plus encore depuis Acta est fabula, créée en 2018, ses interprètes – qui dansent littéralement ensemble, en harmonie – donnent de la voix, crient, chantent, parlent, pour (sup)porter le mouvement, l’initier ou l’encourager, quelquefois pour le prolonger. Dans la dernière pièce du chorégraphe, FutureNow, ils vont jusqu’à se raconter – en mouvements et en mots.

Quelle place donnez-vous à la voix dans votre écriture chorégraphique ?
Yuval Pick :
Le langage du mouvement m’a permis de vivre, d’échapper aux codes du langage verbal qui posent des rapports binaires, réduisent ce qui est complexe et restreignent l’expressivité profonde. Mais je dissocie la voix du langage verbal. En utilisant la voix, je poursuis mon questionnement sur l’humain, je négocie avec les paradoxes de l’existence, et intensifie cette pratique du mouvement dansé comme manifeste de soi. Dans ma méthode, la « Practice-Yuval Pick », on chante et on vocalise. Je propose un travail sur les trajectoires somatiques, la manière dont les organes internes envoient des informations aux tissus, à l’épiderme, à la peau et à la conscience. Les danseurs, amateurs ou professionnels, peuvent y expérimenter les façons de rendre le soi visible en temps réel, de se revendiquer comme sujet dans ses mouvements. Le schéma interne provoquant la voix fait partie intégrante de cette « Practice » ; les cordes vocales ont un rôle à jouer dans la manifestation de l’alignement de soi dans le moment présent.

Pourriez-vous préciser cette idée d’alignement ?
Y.P. : L’alignement de soi, c’est quand tes impulsions, les codes que tu as appris, ton mental et ton cœur s’ajustent au service d’une cantate, de la création d’un rythme et d’un mouvement par ta voix. C’est de l’ordre de la méditation. Danser, pour moi, c’est évoquer des « spirales intérieures », remuer l’archaïque, le passé, la présence et peut-être un futur possible, alors que chanter, c’est aligner les forces avec la verticalité des cordes vocales. J’accorde beaucoup d’importance à cette pratique, qui consiste à faire monter la voix et le mouvement, à faire vivre le corps pour informer et guider le mental. C’est une question politique au fond : révéler la voix des gens, donner de la place à la force humaine.

Comment travaillez-vous la voix avec les danseurs ? Est-ce difficile pour eux ?
Y.P. : Nous travaillons beaucoup sur la respiration, j’exige d’eux qu’ils inspirent par le nez et expirent par la bouche. Je propose aux danseurs d’expérimenter la façon dont le souffle nourrit leur énergie et leur présence. La plupart des danseurs que j’ai rencontrés réfléchissent beaucoup à ce qu’ils font en dansant et bloquent l’air dans leur buste, là où il y a le plexus, le cœur, de sorte que tous leurs organes intérieurs se coincent. La respiration permet aux voies de rester libres, inspirer et expirer permet l’installation de l’état de danse.
La voix peut aussi aider à maintenir et à enrichir le travail d’expression de soi dans la danse, car, pour les danseurs, il est plus facile de se cacher derrière le mouvement. En revanche, j’ai rarement rencontré un danseur qui ne savait pas chanter. Les cordes vocales ont besoin d’une disponibilité corporelle pour donner à la voix la place de sortir ; le corps est un amplificateur de la voix qui sort aussi de l’arrière du corps, de la tête, du ventre, et les danseurs ont accès à ces alignements : ils savent ouvrir les chaînes du corps.

Pensez-vous passer par la vocalité pour votre prochaine création ?
Y.P. : Carrément ! Nous allons travailler le chant de gorge inuit avec Marie-Pascal Dubé, qui a réalisé le très beau film documentaire Rouge gorge (sorti en 2019). Les femmes inuites pratiquent ce chant face à face, comme dans ma pièce pour deux danseuses, Loom, et je voudrais reprendre cela en groupe, avec des hommes et des femmes d’âges divers. Je suis intéressé par la notion de chant profond. Il ne s’agit pas d’un chant de la tête, ni d’une voix de tête ; il oblige à être aligné pour comprendre la façon dont le corps peut être disponible pour vocaliser. Il vient des tripes, et permet de travailler l’engagement des danseurs dans l’acte de la présence.

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ccnr.fr