#4 nov 23
Danser avec Philip Glass : Chanon Judson & Leonardo Sandoval
Lauren Wingenroth
Voir un danseur interpréter un morceau de musique, c’est entendre ce qu’il entend sur le moment, c’est ressentir ce qu’il ressent. Multipliez cette expérience par cinq et vous obtiendrez Dancing with Glass: The Piano Etudes. Dans ce programme, des chorégraphes tels que Lucinda Childs, Justin Peck, Bobbi Jene Smith et Or Schraiber présentent leurs visions personnelles des Études pour piano de Philip Glass, interprétées en partie par la pianiste Maki Namekawa, experte du répertoire de Glass.
Avant que la pièce ne soit présentée en novembre au Joyce Theater à New York, dans le cadre du festival Dance Reflections de Van Cleef & Arpels, deux des artistes impliqués dans le projet – Chanon Judson, directrice artistique d’Urban Bush Women, et Leonardo Sandoval, artiste brésilien de claquettes – parlent de leur histoire avec la musique de Glass, échangent sur des défis d’une partition aussi emblématique et du dialogue qui se crée sur scène entre leurs pièces.
Quelle était votre relation avec la musique de Philip Glass avant de participer à ce projet ?
Chanon Judson : Cela a commencé lorsque j’étais en CM2. Là où j’étudiais la danse, à l’Académie des arts visuels et performatifs de Buffalo (Academy for the Visual and Performing Arts), j’avais une professeure de danse moderne qui jouait du Philip Glass en classe. Cette musique m’a interpellée. Je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Je lui ai demandé si je pouvais emprunter le CD et je l’ai rapporté à la maison. Elle a vu que ma relation avec cette musique se développait vraiment, et me donnait de temps en temps un CD. J’ai commencé à constituer une collection. Lorsque j’étais à la maison, je mettais la musique en boucle : c’était ma musique de méditation, la musique que j’écoutais pour faire mes devoirs, pour travailler mon improvisation, celle qui me faisait rentrer dans ma bulle. Pour moi, il y a quelque chose de très spirituel dans sa musique. Pendant le Covid, j’ai commencé à me replonger dans mon petit sanctuaire Philip Glass, et je me suis mise à rêver et à visualiser la musique. Puis j’ai eu une conversation avec Linda [Shelton, directrice générale du Joyce Theater] qui m’a dit : « Tu connais les Études ? » Je lui ai répondu : « Est-ce que je connais les Études ? J’adore les Études ! » La boucle était bouclée, depuis mon enfance, de cette jeune danseuse qui aimait cette musique qui était manifestement trop grande pour elle et sa danse, jusqu’à l’artiste plus mûre que je suis devenue. Celle qui revient à cette musique à un moment où je suis capable de me poser avec elle et de m’en imprégner.
Leonardo Sandoval : Ma première expérience [avec Glass] remonte aux alentours de mes 25 ans, à New York. Je discutais avec un ami de films abstraits et je n’avais jamais vu Koyaanisqatsi [un film expérimental de 1982 dont la musique a été composée par Glass]. Je suis rentré chez moi ce jour-là et j’ai tout regardé d’un coup. Je suis tombé amoureux de la musique instantanément. Mais je n’avais jamais pensé que je pourrais danser sur cette musique, car en tant que danseur de claquettes, lorsque vous faites une chorégraphie sur un morceau de musique qui existe déjà, vous ajoutez une autre couche de musique. Sa musique est déjà si pleine et si riche que je ne me sentais pas prêt à faire quoi que ce soit de plus. C’est pourquoi, lorsque j’ai été invité à le faire, j’ai été en même temps très honoré et effrayé, d’ajouter ma musicalité et mes rythmes à un morceau de musique si puissant.
Comment avez-vous choisi sur quelle Étude vous vouliez travailler ?
L. S. : C’était difficile de choisir. Pour moi, il ne s’agit pas seulement de mettre une émotion sur ce que j’entends de la musique, il s’agit littéralement de mettre des sons dessus. Je voulais donc quelque chose d’entraînant, mais avec une certaine profondeur. Lorsque je suis revenu avec mon choix, on m’a dit qu’il était déjà pris. Mais il s’est avéré que [l’Étude] n° 13 me convenait parfaitement.
C. J. : J’ai probablement fait le contraire de toi, Léo. Je voulais ressentir mes sentiments. Mais j’ai dû reculer parce que je me mettais à pleurer à chaque fois. Je ne peux pas danser dessus. Je suis dans un espace très intime, mais je ne peux rien offrir d’utile à personne. Je pense que la façon dont j’ai abouti à l’[Étude] 11 est liée à l’histoire que j’entends dans la musique. C’est un bon point de départ pour moi en tant qu’artiste.
Léo, comment avez-vous surmonté le blocage psychologique que vous aviez à l’idée d’ajouter les percussions des claquettes à un morceau de musique déjà chargé ?
L. S. : Je me suis confronté à la difficulté – je me suis dit : tu es musicien, tu dois donc faire face à cette énorme composition. J’ai ressenti la nécessité d’ajouter une partie a cappella pour introduire la musique : on commence par battre un rythme avec les mains. Il me semblait logique qu’il y ait des percussions pour entrer dans la musique de manière organique et pas seulement se dire : « oh, il y a une chorégraphie de claquettes sur cet incroyable et magnifique morceau de musique qui existe déjà ».
Avez-vous eu des conversations entre vous ou avec les autres chorégraphes impliqués tout au long du processus de création ?
L. S. : J’ai vu les autres pièces pour la première fois lorsque j’ai assisté à la représentation. C’était très fort, car même si nous n’étions pas en communication, j’ai l’impression qu’il y a une histoire abstraite qui s’étire entre toutes nos voix. Nous parlions des mêmes choses sans même nous connaître. Par exemple, j’ai rencontré Chanon à Kaatsbaan [le parc culturel du nord de l’État de New York où le programme a été présenté pour la première fois] et j’ai immédiatement ressenti un lien.
C. J. : La façon dont je ressens et vis sa musique ne correspond pas nécessairement à la façon dont j’ai vu sa musique interprétée auparavant. J’étais donc curieuse de savoir comment cela se passerait dans l’espace. Mais il se trouve qu’il y a une vraie diversité dans la manière dont les différents artistes ont apporté une vision, donné chair et os à ce projet.
Depuis la première en septembre, y a-t-il quelque chose qui s’est approfondi ou qui a changé dans votre relation à la musique de Glass ?
L. S. : Je n’ai pas touché à cette création depuis notre dernière représentation. En tant que danseur de claquettes, mon instinct naturel me pousse à revenir dans la pièce et à improviser sur la musique pour voir si je trouve quelque chose de nouveau. Même si dans le fond l’histoire dans ma tête reste la même, car la musique y a peint cette image de manière si colorée. Mais je perçois davantage de motifs – sa musique est très américaine, et les claquettes sont une forme d’art afro-américaine. Je vois tout cela avec des yeux plus mûrs.
C. J. : J’ai utilisé des extraits de la musique dans divers projets, donc certains passages ont eu d’autres vies, qui vont inévitablement se réverbérer là-dedans. Je suis également une autre personne par rapport à qui j’étais alors, en termes de développement intime. L’histoire que je raconte dans cette pièce est celle d’un rite de passage, et si j’ai entamé ce rite de passage il y a un an, j’ai maintenant évolué d’une manière différente. Je suis contente que ce travail continue d’être une étude – et je m’interroge sur la manière dont je peux, en temps réel, continuer à pratiquer le fait d’être une femme, une artiste, une créatrice.
Lauren Wingenroth est journaliste ; elle vit en Caroline du Nord et écrit des articles sur la danse, le théâtre, le fitness et bien d’autres sujets. Ancienne rédactrice en chef de Dance Magazine, on peut trouver ses articles dans le New York Times, American Theatre, Playbill, ESPN, Outside Magazine, Well + Good et bien d’autres publications.
Dancing with Glass: The Piano Etudes
Chorégraphie par Lucinda Childs, Chanon Judson, Justin Peck, Leonardo Sandoval, Bobbi Jene Smith et Or Schraiber
Du 28.11 > 10.12
Joyce Theater, New York
Philip Glass Piano Etudes: The Complete Folios 1-20 & Essays from 20 Fellow Artists
Publié par Artisan
Date de publication : 7 novembre