CN D Magazine

#1 sept 22

Trop de créations, pas assez de diffusion ? La danse face à un dossier brûlant

Philippe Noisette


Christophe Raynaud de Lage, Festival d'Avignon 

Toujours plus de créations pour moins de diffusion : comment sortir de ce cercle tout sauf vertueux, à nouveau pointé du doigt au printemps par la Cour des comptes ? Des professionnels de la programmation offrent des éléments de réponse.

À défaut de surprendre, la publication du rapport de la Cour des comptes au printemps dernier aurait fait l’effet d’une douche froide. Balayant les questions brûlantes sur la création dans le spectacle vivant actuel, l’institution souligne une fois de plus « une politique de l’offre qui peine à atteindre ses objectifs de démocratisation et de diffusion ». En résumé, trop de spectacles, moins de représentations face à un public – encore – peu diversifié.

Le constat, s’il est sans appel, n’est pas nouveau. En effet, la Cour relève, en dépit de l’absence de bases de données fiables et exhaustives, que « plusieurs études confirment le constat d’une trop faible diffusion des spectacles et des œuvres du spectacle vivant ». En 2004, déjà, le rapport Latarjet relevait une moyenne de sept représentations par spectacle pour un Centre dramatique national (CDN) et de trois représentations à peine pour une Scène nationale. Des données recueillies entre 2017 et 2019 ne montrent aucun signe d’amélioration, au contraire : un spectacle moyen est donné environ quatre fois dans les CDN (le théâtre étant la discipline la mieux diffusée), tandis que dans les Centres de développement chorégraphiques (CDCN), « un spectacle de danse est représenté à peine plus de deux fois ».

« Cela ne fait que se dégrader, confirme Marie Didier, nouvelle directrice du Festival de Marseille. J’ai travaillé en compagnie, puis dans une scène nationale, et ces questions étaient déjà d’actualité. » Salvador Garcia, à la tête de Bonlieu Scène Nationale d’Annecy, affirme que la récente crise a agi comme un révélateur de déséquilibres : « On a mis le doigt sur un problème systémique, pas conjoncturel. Un malthusien vous dira qu’il y a tout simplement trop de spectacles. » Ce n’est pas son avis, ajoute-t-il cependant. « La création a besoin d’être multiple pour être libre, impertinente, et donc il faut lui laisser cette latitude. Mais je pense qu’on devrait produire mieux. »

Ce constat, il n’est pas le seul à le faire. Le système institutionnel français pousse à la production, y compris – voire surtout – chez les jeunes talents. L’aide au projet, comme son intitulé l’indique, reste ponctuelle, avec comme étape suivante le conventionnement ; mais entre les deux, il faut… produire. « Nous sommes dans une spirale de production. Sauf que celle-ci se heurte à la barrière du réel, à savoir les calendriers de diffusion et le public, juge Salvador Garcia. Trop de peu de spectacles bénéficient d’un temps de répétition et de calage technique suffisant sur les plateaux. Je le constate cruellement ; et je sais que cela à un coût. »

L’une des solutions possibles serait de produire sur des délais plus longs – un débat compliqué, avec des intérêts parfois divergents. Mais la concertation entre les différents acteurs du secteur, elle, prendrait des « siècles ». À moins que le ministère de la Culture ne s’engage. « Il faut accepter que la production des spectacles soit plus onéreuse sans être jusqu’au-boutiste », ajoute Salvador Garcia.

La situation diffère selon les régions, mais également selon les lieux. Marie Didier ne dit pas autre chose : « Les spectacles atterrissent dans des théâtres pensés il y a quelques décennies. Lorsque vous avez une salle de 1 000 places, comme c’était le cas du Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, en programmant Umwelt de Maguy Marin, vous savez que vous risquez de ne pas faire autant de spectateurs, et certainement pas sur plusieurs représentations. » Il manque à ses yeux une analyse prenant en compte ce facteur, car « la Cour des comptes évoque le nombre de dates, mais pas le type de salle » dans lequel elles sont programmées.
La question de la fréquentation – et l’idée qu’il existerait un « plafond de verre » pour le public de danse – ne manque pas de faire réagir. « Je ne pense pas qu’il y ait une limite au public, résume Céline Bréand, nommée en 2021 à la tête de la Comédie de Clermont-Ferrand. Ou alors le public se met des limites lui-même, estimant que cet art est trop élitiste. Nous le voyons dans la difficulté que nous avons à définir la notion de danse contemporaine. Il faut convaincre que tout le monde a sa place dans un théâtre, devant un spectacle de danse. »

La capacité d’ouverture du milieu vis-à-vis des jeunes, notamment, continue à faire débat. Marie Didier souligne de son côté la question de la place des femmes et des minorités sur la scène chorégraphique : « Si on doit se pencher sur les nouvelles générations, qui y aura-t-il sur les scènes dans dix ans, et qui pour les regarder ? » Et d’évoquer l’envie de chorégraphies plus incisives, de corps différents, d’histoires différentes. « Ces artistes sont maintenant bien identifiés. On a tous les outils. »

Après la série de confinements liée à la pandémie, une baisse plus ou moins sensible de fréquentation a en outre été constatée, notamment chez les plus âgés des abonnés – un défi de plus. Ces problématiques appellent des solutions encore peu entendues. La reprise de spectacles sur plusieurs saisons, pratiquée par des lieux comme la MC93 ou Bonlieu, est une piste. « Mais cela reste marginal sur les chiffres de diffusion », déplore Salvador Garcia. Se tourner vers le privé ne peut fonctionner qu’avec des stars du milieu – à l’instar de Mourad Merzouki et de son Pixel, programmé au 13e Art à Paris deux années consécutives.

Marie Didier, elle, appelle de ses vœux une « formation des programmateurs ou des secrétaires généraux » qui ont selon elle, dans les lieux pluridisciplinaires, une familiarité plus grande avec le théâtre. « Dans les années 2000, le ministère de la Culture avait mis l’accent sur les services éducatifs, ce qu’on appelle désormais les relations publiques ; il faudrait rebooster ces métiers, accompagner les lieux dans ce sens. » Quant à la multiplication des représentations, si elle peut être un frein à la diversité d’une saison, elle demeure primordiale pour les créateurs : « Un spectacle continue à se créer autant de fois qu’il est présenté », constate Céline Bréand.

Grand studio du CN D, Photo Marc Domage