#4 nov 23
Avec Nadia Beugré, la communauté transgenre ivoirienne prend la parole
et la scène
Hélène Paquet
Actuellement en tournée en Europe, Prophétique (on est déjà né·es) de la chorégraphe Nadia Beugré, donne la parole aux personnes transgenres et non binaires de Côte d’Ivoire pour raconter leurs vies, leurs histoires et leurs luttes. Rencontre avec ces interprètes, dans les loges du théâtre Vidy à Lausanne.
« Tout ce que nous faisons sur le plateau c’est vraiment nous. C’est notre histoire. Parfois, ce n’est pas facile. C’est une lutte, toujours », raconte avec chaleur Acauã El Bandide Shereya, qui porte sa robe noire et sa coupe afro avec de larges moon boots. « Nous », ce sont les six interprètes du spectacle Prophétique (on est déjà né·es) de la chorégraphe originaire d’Abidjan Nadia Beugré. « Nous », ce sont des personnes transgenres et ivoiriennes pour la plupart, qui portent sur scène leurs vies et leurs combats : Beyoncé, Canel Tra, Taylor Dear, Kevin Sery, Jhaya Caupenne, Belge d’origine ivoirienne, et la Brésilienne Acauã El Bandide Shereya.
Si l’homosexualité n’est pas illégale en Côte d’Ivoire, aucun droit ni protection ne sont reconnus aux personnes LGBTQI+. Pour les personnes transgenres en particulier, il y est impossible de faire changer son état civil, et les discriminations y sont nombreuses, parfois violentes. « On nous demande souvent si on pourrait jouer la pièce à Abidjan », commente la performeuse Canel Tra, également militante pour les droits LGBTQI+. « Ici [à Lausanne] quand c’est fini, on rentre tranquillement à l’hôtel. Il n’y a pas de bagarre, on ne me tabasse pas. À Abidjan, notre sécurité n’est pas garantie. Mais si un jour on en a la possibilité, c’est sûr qu’on ira jouer là-bas. C’est chez nous. »
« Nadia dit tout le temps qu’elle ne fait pas une chorégraphie qu’on danserait ensuite. Non, tout ça vient de chacun d’entre nous », explique Kevin Sery installé dans un canapé, la voix encore enrouée par sa performance de la veille. Dans Prophétique (on est déjà né·es), les interprètes sont à la base de la création, avec Nadia Beugré comme guide. Dans un décor de chaises blanches en plastique et de fils colorés suspendus, le spectacle est bâti à partir de leurs vies : leur travail de coiffeuses, d’esthéticiennes, leurs espaces de liberté, la fête et la provocation, mais aussi la violence, comme lorsque le groupe, en ligne face au public, se met à aboyer. « On va lui raconter notre histoire, elle va voir les émotions qui s’y trouvent, et elle va les exprimer autrement », ajoute Jhaya Caupenne. Elles et ils sont à la manœuvre jusque dans le choix de la B.O. « Ce sont des musiques qui nous inspirent, on a l’habitude de danser dessus. Avec ces sons-là, on peut faire sortir ce qu’on veut », explique celle qui se fait appeler Beyoncé. Jhaya Caupenne continue : « On a essayé beaucoup de choses, des musiques ivoiriennes, du funk brésilien, des morceaux de voguing… Qu’on a interprétés, chacun avec son style. En faisant ça, on a remarqué des similitudes entre les danses traditionnelles ivoiriennes et certaines danses brésiliennes. Ce partage a renforcé le lien entre nous, qui s’était formé dès le recrutement. » Acauã El Bandide Shereya en est convaincue : « C’est ma famille », dit-elle en parlant de l’équipe. Elle complète : « Et le spectacle est joli parce que nous sommes très belles. Vraiment, nous sommes très belles. »
Assise juste à côté d’elle, Canel Tra, qui se présente comme « la maman du bureau », n’était pas danseuse professionnelle avant de s’engager dans la création. Militante de longue date, elle a vu dans ce projet un moyen de se libérer. « La scène pour moi, c’est un public, et c’est le monde. Être sur scène c’est un canal que j’ai trouvé pour ma lutte, la lutte des femmes trans en Côte d’Ivoire. Elle parle doucement, mais avec l’assurance des gens qui ont l’habitude de défendre leur cause : Il y a tellement d’hypocrisie dans ce monde… ». Taylor Dear explicite : « Sur scène, chacune véhicule son message, en racontant sa vie, son histoire. Par exemple, le mien s’adresse aux parents qui ne veulent pas laisser leurs enfants assumer leur sexualité, qui passent leur temps à les martyriser. C’est mon cas, c’est ce que j’ai vécu. Elle continue sur un ton très doux : Vraiment, laissez les enfants vivre. Ils ont le droit à toutes ces belles choses qu’ont les autres enfants. » Pour Beyoncé, être sur scène c’est aussi une manière d’affirmer leurs existences remises en question par la société : « On dit qu’on veut vivre, qu’on est là, que nous sommes aussi des personnes à aimer, et non détestables. »
Acauã El Bandide Shereya essaie de faire passer des émotions différentes en fonction du public. « Pour certains, je voudrais être en colère. Il y a des spectateurs, on les regarde et on sait que ça sera difficile. À ce moment-là je me dis : “Let’s go ! La personne qui a acheté son billet et qui regarde comme ça [elle fait mine de s’ennuyer], tu vas sortir d’ici avec le cœur en sang !” Dans le même espace il y a des personnes queer, noires, racisées, pour qui je le fais avec amour. Dans le même espace, j’ai la rage et l’amour. » Canel Tra affirme, convaincue d’une chose : « Ceux qui se lèvent pour partir, c’est qu’ils refusent d’accepter ce qu’on dit, parce qu’ils voient que c’est la vérité. » Une vérité, celle des personnes transgenres, qui est encore rarement abordée dans les spectacles de danse.
Hélène Paquet est journaliste indépendante. Elle travaille principalement sur les questions de genre et d’égalité, sur les cultures en ligne et sur la danse, qui la passionne et qu’elle pratique depuis l’enfance. En parallèle, elle est doctorante en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales où elle étudie le traitement médiatique des questions LGBTQI+ depuis la fin des années 1990.
Prophétique (on est déjà né·es)
Chorégraphie Nadia Beugré
Du 30.11 > 3.12 au Centre Pompidou dans le cadre du festival d’Automne à Paris
Le 6.04 au Théâtre Dijon-Bourgogne