CN D Magazine

#8 février 25

Dans la Caraïbe,
le secteur chorégraphique prend de l’élan

Isabelle Calabre

Douslèt du Collectif HEDO © Jean-Pierre Dullier, Arts & Images


Un vent de créativité chorégraphique souffle sur la Caraïbe. Tandis que la Caribbean Dance Platform a posé en octobre dernier ses bagages en Guadeloupe, l’île s’affirme peu à peu comme un pôle de développement autour de la danse. Même si sur place, se former, créer sa compagnie, diffuser un spectacle ou rencontrer les publics ne sont pas toujours des évidences. Reportage.

Dimanche 27 octobre 2024, commune de Vieux-Habitants en Guadeloupe. Dans le Jardin de Lélène chemine un petit groupe de danseurs, plasticiens, journalistes, chercheurs, poètes et musiciens. Régulièrement, la troupe fait cercle autour l’intervention artistique de l’un des participants. La procession s’achève plage de l’Étang, clôturant ainsi face à la mer la Caribbean Dance Platform. Mêlant performances pluridisciplinaires, projections de films, conférences, lectures, masters classes, initiations à la danse traditionnelle et contemporaine – toutes proposées gratuitement et dans l’espace public – la manifestation de quatre jours entendait mettre à l’honneur « la richesse culturelle, linguistique et historique de la Caraïbe au travers de la danse, la performance, la poésie, le chant et les arts visuels ».

Sa directrice, la chorégraphe Kettly Noël, n’en est pas à son coup d’essai. Six ans plus tôt, avec le soutien de la fondation haïtienne Fokal et l’Institut Français, elle avait lancé en Haïti le Port-au-Prince Art Performance. Tout en invitant des figures telles que les performeuses Dorothée Munyaneza, Nelisiwe Xaba, l’universitaire Felwine Sarr ou le romancier Lyonel Trouillot, l’événement avait d’emblée mis l’accent sur les talents émergents, via une plateforme d’accompagnement des jeunes. Dans le même esprit, en 2020, la seconde édition programmait des sessions de formation, tenues à distance pour cause de Covid. Les gangs qui ravagent le pays ont eu raison de la troisième édition, reportée, avant que la quatrième ne trouve finalement refuge sur le territoire guadeloupéen.

« Cette transplantation réussie nous donne beaucoup d’espoir pour continuer l’aventure » assure Kettly Noël, qui a à cœur d’associer les forces du terrain aux artistes haïtiens. Dans le prolongement du festival 2024, trois d’entre eux, Mickha Mackael Sévère, Rapha Mackael Sévère et Bruce-Wily Simon, ont d’ailleurs bénéficié d’un mois de résidence au sein du Dispositif Récif-Karukera Ballet de Pointe-à-Pitre, précieux partenaire de la manifestation, pour leur prochaine pièce Tutoyer la peur. « L’ambition est de faire de la Caribbean Dance Platform un moteur pour la création chorégraphique dans toute la sous-région, confirme sa responsable. C’est le bon moment, il y a ici un vrai renouveau et les artistes sont de plus en plus nombreux à avoir envie de se lancer. »

Tutoyer la peur de Mickha Mackael Sévère, Rapha Mackael Sévère et Bruce-Wily Simon © Jean-Pierre Dullier, Arts & Images

Si la Guadeloupe ne manque pas de talents, le territoire souffre néanmoins de certaines lacunes : peu de salles adaptées au spectacle vivant et en état de fonctionnement, absence criante d’un conservatoire… Lorsqu’il décide de s’installer en Guadeloupe, où il a vécu enfant, pour fonder le Karukera Ballet, le danseur et chorégraphe rochelais Julien Ficely en fait le constat : « À mon arrivée en 2019, il existait certes beaucoup d’écoles, dont celle de la chorégraphe Léna Blou, mais peu de structures dédiées à la création et encore moins de véritables espaces de travail. » Pour mieux connaître le paysage local, il contacte Delphine Cammal, alors co-directrice de la compagnie guadeloupéenne La Mangrove et initiatrice d’un accompagnement pour jeunes artistes baptisé Rhizomes de la danse. « Elle m’a mis en réseau avec la Direction des Affaires Culturelles, laquelle m’a aidé à construire à partir de 2020 le dispositif Récif. »

Désormais, le Dispositif Récif-Karukera Ballet articule non seulement une école de danse, pour amateurs comme pour professionnels, mais aussi un pôle chorégraphique (accueil de compagnies, mise à disposition de studios, accompagnement artistique, logistique et financier), un pôle formation (entraînement du danseur et sensibilisation des publics) et un pôle santé. Son implantation à Bergervin, un quartier populaire de Pointe-à-Pitre, ainsi que l’aménagement d’un extérieur en libre accès en sus des trois salles de cours de 110 m2 chacune, participent de la volonté de son directeur de « favoriser l’intégration locale, chercher à créer du lien, ouvrir à tous la danse classique et contemporaine, développer la présence artistique locale et promouvoir les compagnies antillaises ».

Porté par Récif, le tremplin chorégraphique caribéen Jumping s’inscrit dans cette dynamique. Destiné à favoriser l’émergence et la structuration de la création chorégraphique ultramarine, il offre aux lauréats, outre une somme d’argent, des résidences dans divers lieux partenaires. Le prometteur collectif HEDO, gagnant du Prix du jury de la première édition en 2023, a ainsi été invité à travailler sur sa prochaine pièce Douslèt par le CCN Malandain Ballet Biarritz, les Trois C-L Maison pour la danse au Luxembourg et le Carreau du Temple à Paris.

« Une chance », estiment les membres de ce quatuor guadeloupéen. Tout en déplorant le manque d’infrastructures sur leur île natale, Naomi Yengadessin, Kenyah Stanislas, Mickaël Top et Lisa Ponin espèrent que leur exemple « prouvera à d’autres que c’est possible ». Ils viennent même d’être sélectionnés par l’Office Franco-Québécois de la Jeunesse pour une résidence de deux semaines au Canada, où ils finaliseront leur création lumière. De quoi « sortir de son territoire » et se projeter vers des horizons encore plus larges.

Yanvalou Incarné de Jean Robertho avec la chanteuse Sandlyne Narcisse, place de la Victoire à Pointe-à-Pitre © Caribbean Dance Platform

« Une nouvelle génération voit le jour », confirme François Derudder. À la tête depuis 2019 de la Direction des Affaires Culturelles, il reçoit de plus en plus de demandes de subventions et mène en amont, avec ses équipes, un véritable « travail de pédagogie budgétaire auprès des porteurs de projet ». Tout en mettant en garde les artistes sur la nécessité de ne pas brûler les étapes, il se réjouit de l’émergence de danseurs et chorégraphes réinterrogeant avec un regard actuel, ouvert sur le monde, les questions mémorielles qui traversent les sociétés antillaises.

Reste la question du public, essentielle sur un territoire où la danse contemporaine croise une pratique quotidienne populaire, que ce soit lors des veillées, des bals ou du carnaval. « Certes, il existe un engouement pour la danse, assure François Derudder. Mais surtout en extérieur, où sont présentés la plupart des spectacles » – à l’instar des restitutions du collectif HEDO, données sur les places publiques. « Que ce soit en Guadeloupe ou en général dans la Caraïbe, le public est un vrai sujet de réflexion » abonde Kettly Noël. Qui promet : « Pour la prochaine édition de la Caribbean Dance Platform, s’il le faut j’irai chercher les gens en faisant du porte-à-porte. Pour que la danse rayonne partout, et pour tous ! »

Journaliste culture spécialisée en danse, Isabelle Calabre collabore régulièrement à la revue Danza&Danza, au CN D Magazine, au Parisien Week-end, ainsi qu’avec plusieurs théâtres et festivals. Elle est également l’autrice du livre Hip hop et Cies, 1993-2012 et le livre jeunesse Je danse à l’Opéra (éd. Parigramme). Sa recherche sur les Quadrilles Créoles a donné lieu à un mémoire déposé en 2023 au CN D, ainsi qu’à la rédaction de fiches d’inventaire pour l’inscription de ces danses au Patrimoine Culturel Universel de la France. Elle a lancé en 2024 chez Caraïbéditions une collection d’albums jeunesse illustrés, destinée aux 5-10 ans, mettant en scène la diversité des danses, comme celle des enfants qui les pratiquent. Titres déjà parus : Moi aussi je danse le quadrille, Moi aussi je danse le hip-hop.

Caribbean Dance Platform
En savoir +

Dispositif Récif-Karukera ballet
En savoir + 

Concours Jumping
en Avril 2026 à la scène nationale Tropiques Atrium de Fort-de-France, Martinique
dans le cadre du festival de danse CEIBA 

Douslèt
Chorégraphie : Naomi Yengadessin, Kenyah Stanislas, Mickaël Top et Lisa Ponin
le 13 septembre à La Bastide-Clairence, dans le cadre du prochain festival Le Temps d’Aimer la Danse du CCN Malandain Ballet Biarritz
En savoir +