CN D Magazine

#5 mars 24

Santé mentale des danseurs : de quoi parle‑t‑on ?

Florent Cheymol


En octobre dernier, à l’occasion de la journée mondiale de la santé mentale, un collectif d’associations, acteurs du champ social et soignants, tire la sonnette d’alarme et appelle à faire de cette cause une priorité nationale des politiques de santé publique pour l’horizon 2025. À cette préoccupation collective, le milieu professionnel de la danse accorde lui aussi une attention nouvelle, que ce soit informellement dans les discussions entre pairs ou structurellement grâce aux institutions (télécharger le Guide danse et santé publié par le CN D ici) et à certaines compagnies qui prennent le sujet de la santé physique comme psychique à bras le corps (lire l’article ici).

Mais l’expression « santé mentale » éclipse souvent la complexité et la subtilité des enjeux qu’elle recouvre sous des généralités conceptuelles floues. Car de quoi s’agit-il, au juste ? Appréhender certains concepts propres à la psychologie des danseurs professionnels permet d’y répondre et de comprendre certains défis auxquels ils se confrontent. À savoir : articuler professionnalisation en danse et équilibre psychologique pérenne.

Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, la santé mentale est un « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». Si les bénéfices sur la santé de la danse récréative, celle des pratiques amateurs notamment, ne sont plus à prouver, on peut s’interroger sur l’application et la pertinence de cette définition pour la pratique pré-professionnalisante et professionnelle de la danse. 

L’un des premiers processus à considérer pour aborder la psychologie des danseurs est l’attrait pour une vie imprégnée d’intensité, corporelle et sensorielle, que l’on peut identifier sous le terme d’hyperstimulabilité. La danseuse ou le danseur hyperstimulable perçoit les stimuli de son environnement avec une intensité accrue. Ainsi, les émotions associées au mouvement lui permettent non seulement d’investir son corps de manière plus profonde, mais aussi d’associer le travail corporel et technique à une attention poussée pour les détails et, de manière plus globale, à un besoin de décharge psychomotrice. Chez certains danseurs, on observe des caractéristiques similaires à celles de l’hyperactivité, que la pratique de la danse contribue à contenir en proposant un cadre corporel spécifique à un style donné. La danse joue alors un rôle régulateur sur le corps et se révèle être fonctionnelle dans ce contexte.

S’il est alimenté, ce besoin d’activité motrice rencontre la notion de discipline, inhérente à l’apprentissage de techniques, ce qui amène à explorer un autre processus commun à beaucoup de danseurs : l’hyperadaptation. Cela fait référence à une propension à répondre et à se conformer aux besoins explicites et implicites édictés par les institutions, le corps professoral, voire par les projections parentales. L’apprentissage des danses à un niveau professionnel instaure une dynamique de relation sachant-apprenti ou maître-disciple, qui confronte l’interprète à la notion d’altérité. L’enjeu pour ce dernier est donc d’avancer sans relâche sur une ligne de crête : concilier équilibre psychologique et épanouissement personnel tout en répondant aux attentes, exigences et critiques venues de l’extérieur.

Au cours de l’apprentissage de la danse, et particulièrement chez les jeunes adultes, se pose un dilemme : comment concilier les besoins dictés par les institutions de formation (direction, enseignants, pairs) à des fins « d’appartenir » et pour s’intégrer à un groupe (crew, corps de ballet, compagnie) et, simultanément, développer ses propres capacités artistiques pour s’affirmer en tant qu’individu à des fins « d’à part tenir ». Quelles possibilités les institutions accordent-elles aux danseurs pour que cette complexité trouve une résolution bénéfique ? Dans cet espace d’individuation, qui évoque le processus adolescent, se présente un défi majeur : celui de cultiver ses propres aspirations tout en naviguant dans un environnement qui encourage souvent la conformité et laisse peu de place à l’opposition. Il s’agit ainsi de trouver un équilibre entre l’appartenance à un collectif et l’affirmation de sa singularité, dans le but de réaliser pleinement son potentiel artistique.

L’enjeu pour la danseuse ou le danseur est donc d’avancer sans relâche sur une ligne de crête : concilier équilibre psychologique et épanouissement personnel tout en répondant aux attentes, exigences et critiques venues de l’extérieur.

Un autre aspect découlant de la définition de la santé mentale selon l’OMS concerne la capacité à faire face aux « difficultés normales de la vie ». Dans le contexte de la danse professionnelle, cette exigence revêt une importance particulière. Les impératifs requis pour accéder au statut de professionnel impliquent un investissement considérable, souvent qualifié de « passionné », quand d’autres parleront même de « sacerdoce ». Cet engagement découle d’un système majoritairement auto-référentiel, où le recours aux champs en dehors de la danse est rarement favorisé, ce qui peut entraîner une déconnexion de la danseuse et du danseur avec la réalité quotidienne. D’autant plus que la temporalité courte de leurs carrières induit une forme d’urgence. Un mauvais classement à un concours, être écarté au dernier tour d’une audition, se retrouver dans la seconde distribution d’un spectacle ou ne plus réussir un enchaînement technique : les difficultés rencontrées peuvent parfois sembler triviales, mais c’est oublier que l’activité du danseur porte un enjeu identitaire majeur. Autrement dit, il est à la fois l’instrument qu’il façonne, le technicien qui perfectionne son art et l’artiste qui présente son travail face au public.

Une troisième notion à considérer dans la définition donnée par l’OMS est celle de « travail avec succès ». Pour une danseuse ou un danseur, le succès ne peut se réduire à une simple réussite ponctuelle, telle qu’une audition réussie ou l’accès à un rôle valorisant. Ces succès sont des repères nécessaires, mais une fois atteints, ils engendrent souvent le désir de viser de nouveaux objectifs. Le travail des danseurs est un processus continu, davantage animé par le dépassement de soi (qui n’a pas de butée et ne se limite pas) que par la simple satisfaction des réussites passées (l’accomplissement). Le « succès » doit être examiné à la lumière du perfectionnisme, de l’auto-critique et du besoin de validation externe. Autant d’éléments constitutifs de la personnalité des danseurs selon les recherches en danse.

En conclusion, cette analyse met en lumière les défis significatifs découlant de la tension entre la définition consensuelle de la santé mentale donnée par l’OMS et les exigences qu’implique la professionnalisation en danse. Pour rendre opérante une telle définition dans le secteur chorégraphique, il est crucial de promouvoir des environnements de travail favorables à la prévention des risques psycho-sociaux et des blessures, de développer un accompagnement psychologique approprié et de sensibiliser les structures et leur personnel à la promotion d’un environnement positif, qui conserve pour autant toute son exigence.

Florent Cheymol est Docteur en psychologie clinique et psychopathologie, chargé de cours à l’université et psychologue-psychothérapeute en libéral à Paris. Il est également formé à la psychologie du sport et à l’hypnose. Après des études au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et une carrière de danseur classique pendant plus d’une dizaine d’années, il s’est tourné vers la psychologie clinique dans un projet de reconversion professionnelle. Sa thèse de doctorat portait sur la psychologie du danseur par le prisme des états de conscience modifiés.

Fiche pratique : Spécificités psychologiques du danseur adolescent
Florent Cheymol
Publication à venir sur l’espace ressources professionnelles du CN D