#1 sept 22
« Une tension narrative brûlante »
Quand Clement Crisp racontait Mayerling
Laura Cappelle
Décédé en mars dernier à l’âge de 95 ans, Clement Crisp a longtemps été le redoutable doyen de la critique de danse britannique. Francophile éduqué à Oxford, auteur de plusieurs livres, sa mémoire des spectacles remontait jusqu’à la réouverture du Royal Opera House de Londres après la Seconde guerre mondiale. Publié pour la première fois dans le Financial Times en 1956, il en restera le critique de danse en titre jusqu’en 2018 – une carrière de plus de soixante ans, au cours de laquelle sa plume à la fois érudite, spirituelle et acérée lui a valu un respect international, ainsi que quelques inimitiés.
Parmi les chorégraphes dont il a analysé avec passion les œuvres pendant des décennies, on compte Kenneth MacMillan, devenu l’un de ses amis. En 1978, Clement Crisp a ainsi assisté à la première mondiale de Mayerling, grande fresque narrative en trois actes créée pour le Royal Ballet, qui entre cette saison au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris. À cette occasion, CN D Magazine propose une traduction en français de la critique signée par Clement Crisp dans le Financial Times au lendemain des premières représentations de ce ballet.
Mayerling
Royal Opera House, Covent Garden, Londres
17 février 1978
Par Clement Crisp
Financial Times
La tragédie qui s’est déroulée à Mayerling en 1889 est aujourd’hui connue surtout par le biais de ses relectures au cinéma, qui ont donné un tour vulgaire et sentimental à cet incident mystérieux, symptôme terrible en apparence de la dégénérescence de l’empire austro-hongrois. Dans son nouvel opus en trois actes pour le Royal Ballet, Mayerling, Kenneth MacMillan fait appel à des procédés cinématographiques tout en les débarrassant de tout romantisme. Inviter la romancière Gillian Freeman à lui fournir une trame lui a permis de bénéficier de sa compréhension de l’écriture scénaristique et de l’utiliser pour inventer une forme scénique dont la fluidité évoque le cinéma, capable d’imiter les fondus enchaînés d’une caméra, ainsi que son approche synthétique du récit. En même temps, il rejette l’idée, popularisée là aussi par le grand écran, que le prince héritier Rudolf et Mary Vetsera seraient une alternative viennoise, plus sensationnelle, à Roméo et Juliette, pour nous proposer une lecture qui se rapproche bien plus de la vérité historique et psychologique.
Avec Mayerling, MacMillan revient à l’une des préoccupations centrales de ses œuvres d’envergure : la refondation et le développement du ballet en trois actes. En s’éloignant de la structure héritée du 19e siècle et de ses héros conventionnels, il a inventé une manière de traduire sur scène le réalisme âpre en vogue en cette fin de 20e siècle. (On pourrait défendre l’idée que Mayerling a quelque chose d’un Lac des cygnes imaginé cent ans plus tard : le prince Siegfried et le prince Rudolf ont en commun l’amour jusque dans la mort, le devoir royal et une certaine instabilité émotionnelle.) Anastasia, peinture d’une femme bien réelle dans un moment de crise, a ouvert cette voie pour MacMillan ; comme dans Spartacus de Grigorovitch, et plus encore dans son Ivan le Terrible, les détails historiques sont venus nourrir le développement du ballet, et substituer des faits à la fiction facile.
Il en résulte, dans le cas de Mayerling, une tension narrative brûlante. Une figure historique tragique y est replacée dans son contexte social, à la fois insolite et fascinant sur le plan dramatique ; ses motivations et sa psychologie sont détaillées par l’intermédiaire de danses d’une puissance rare, son destin expliqué par les pressions politiques, familiales et sociales dont il a fait l’objet. Ce personnage central, Rudolf, n’est pas nouveau dans le répertoire de MacMillan. Il s’agit d’un paria, d’une victime, que l’on devine déjà sous les traits de la jeune fille dans L’Invitation, d’Anastasia/Anna Anderson, de la vierge élue dans son Sacre, de Juliette, du jeune frère de Triad – tous poussés à l’isolement ou à la mort par des événements qu’ils ne peuvent, ou ne veulent, contrôler. Mais Rudolf est le personnage le plus complexe, celui dont l’analyse est la plus complète, et par conséquent le ballet offre ce que je suppose être le plus long rôle créé jusqu’ici pour un homme – plus exigeant même que Spartacus ou Ivan le Terrible. Et il faut dire tout de suite que David Wall est un superbe Rudolf : dans le rôle d’une vie, il réalise aussi la prestation d’une vie.
Le ballet retrace les huit années entre le mariage de convenance de Rudolf et de la princesse Stéphanie de Belgique, alors à peine sortie de l’école, et la double fusillade qui a lieu dans son pavillon de chasse à Mayerling, où Rudolf tue d’abord Mary Vetsera (sa maîtresse depuis tout juste deux semaines) avant de s’ôter la vie. Le héros de Mayerling n’est jamais héroïque, mais il s’assure toute notre sympathie, et ce sans déformer la vérité historique. Lorsque toutes ses demandes sont rejetées par ses parents, il commence à courir les femmes et plonge dans la débauche – le Rudolf qui gît mort à la fin du ballet est atteint de maladies vénériennes, accro à la morphine, un prince piégé par des intrigues politiques et sexuelles, un fétichiste des armes à feu obsédé par la mort, héritier d’un trône qui ne peut lui revenir avant de longues années. Et, aussi improbable que cela puisse paraître, MacMillan et David Wall en font un homme que l’on ne peut que prendre en pitié, authentiquement tragique.
Pour composer un portrait d’une profondeur aussi évocatrice, l’action suit le chemin de Rudolf vers Mayerling en passant par la cour des Habsbourg, étouffante et profondément divisée (les décors de Nicholas Georgiadis évoquent de manière admirable le monde fermé et oppressant du palais de la Hofburg, ainsi qu’une taverne sordide et la maison des Vetsera). Le personnage central évolue au gré d’une suite de scènes entre Rudolf et les femmes de sa vie, qui suggèrent que MacMillan n’a jamais mieux maîtrisé la forme du pas de deux. Aucune de ces rencontres n’évoque une relation romantique conventionnelle ; au contraire, toutes insistent sur la solitude et le manque d’affection qui accentuent le désespoir de Rudolf.
On le voit ainsi avec sa mère, l’impératrice Elizabeth, un rôle dans lequel l’excellente Georgina Parkinson (Gertrude face à son Hamlet) exprime une réticence glaciale face aux tourments de son fils. Sa nuit de noces permet à Wendy Ellis de montrer une sensibilité lumineuse dans le rôle de sa nouvelle femme, qu’il terrifie et brutalise ; un peu plus tôt, Rudolf s’était déjà illustré en flirtant cruellement avec sa jeune belle-sœur lors d’un bal de mariage, l’occasion pour Genesia Rosato d’une apparition pleine de promesses. On le suit plus tard dans une taverne louche où il emmène Stéphanie et retrouve l’une de ses maîtresses, Mitzi Caspar, un rôle dansé avec jubilation par Laura Connor.
L’un des fils rouges du ballet est la femme qui semble jouer un rôle crucial dans le désespoir de Rudolf, la comtesse Larisch : ex-maîtresse devenue maquerelle, génie maléfique, elle est la seule personne qui lui témoigne un peu de sympathie ou de compassion. Dans le rôle de Larisch, Merle Park déploie toutes ses qualités : dansé avec un brio éclatant, joué avec une assurance étincelante, le rôle scintille autant que les diamants que porte Larisch – une magnifique confection. Le rôle de Mary Vetsera revient à Lynn Seymour, qui l’habite avec une présence voluptueuse, et en fait une jeune fille dangereusement amoureuse de l’amour lui-même. C’est dans les pas de deux entre Rudolf et Mary que MacMillan convainc vraiment en poète érotique, avec des images d’une extrême beauté peignant la passion – leur dernière rencontre à Mayerling confondant à merveille désir et désespoir.
En guise de décor et d’explication, MacMillan a composé autour de ces pas de deux de grandes scènes attendues : une suite de valses grandioses et impeccablement structurées à la Hofburg, une fête d’anniversaire pour Franz Joseph, et une scène de taverne endiablée. Les artistes du Royal Ballet y sont invariablement au meilleur de leur forme : parmi les rôles secondaires, Michael Coleman, Stephen Beagley, Michael Batchelor et Derek Deane se délectent des variations pleines d’ardeur d’un groupe d’officiers hongrois, et Graham Fletcher fait une apparition notable dans le rôle d’un chauffeur employé par Rudolf. Et au cœur du ballet, il y a David Wall. Lors de ses premières apparitions, déjà, alors qu’il n’était qu’un premier danseur très jeune et très doué, il avait le don de capter l’attention du public. Aujourd’hui, en pleine maturité, l’autorité dont il fait preuve en scène enchante. Il possède la force, à la fois émotionnelle et physique, qu’exige ce rôle unique. Infatigable tout au long de l’éprouvante série de pas de deux, sûr de lui dans ses variations, il a percé l’âme du Prince héritier ; la détérioration de l’état de Rudolf acquiert avec lui une dimension tragiquement inexorable.
Mais c’est lors d’une scène où il est immobile que son interprétation est à mes yeux la plus remarquable. Lors d’une fête à la Hofburg, la maîtresse de Franz Joseph, Katharina Schratt (Bernadette Greevy), chante pour divertir les courtiers. Rudolf se tient légèrement à distance, et sans bouger, il bouillonne intérieurement à la vue du comportement de sa mère, rongé par sa propre impuissance. La manière dont David Wall exprime alors la tristesse de Rudolf témoigne de l’excellence de son interprétation – les larmes qu’il n’ose verser sont bien visibles.
La partition de Mayerling est composée d’extraits de Liszt, habilement arrangés par John Lanchbery. Le résultat a quelque chose de parcellaire par moments, mais offre un appui constant à l’action dansée. Les décors de Georgiadis, comme je l’ai noté, sont particulièrement réussis, et ses costumes sont à la fois vraisemblables sur le plan historique et adaptés à la danse classique. J’ai vu Mayerling deux fois – lors du gala de mardi et à nouveau mercredi, jour de la première officielle – et les qualités du spectacle sont plus manifestes encore lorsqu’on le revoit. Au risque de passer pour un revendeur de billets, je conseille vivement aux spectateurs de le voir deux fois ; les subtilités du livret ne sont pas difficiles à saisir, mais la richesse des nuances est encore plus gratifiante la deuxième fois. Certaines coupes sont inévitables à l’avenir, mais elles sont limitées, et ce ballet représente une étape fascinante et innovante du travail de MacMillan. David Wall et l’ensemble de la distribution méritent tous les éloges. IBM International aussi, car c’est la générosité de ce sponsor qui a rendu la création possible : en ces temps difficiles, le soutien financier de l’art par l’industrie est inestimable pour le bénéfice de tous.
Article traduit par Laura Cappelle, avec l’aimable permission du Financial Times. Une anthologie des critiques de Clement Crisp, Six Decades of Dance, a été publiée en 2021 par l'International Dance Writing Foundation.
Mayerling
Chorégraphie Kenneth MacMillan
22.10 au 12.11.2022 Opéra national de Paris
operadeparis.frLe ballet Mayerling sera également diffusé dans les cinémas par le Royal Ballet le 5 octobre.