CN D Magazine

#6 juin 24

Danser la mort, pour la ramener à la vie ?

Aïnhoa Jean-Calmettes

We learned a lot at our own funeral de Daina Ashbee © Yvonne Chew


Les programmes des festivals de mai et de l’été voient fleurir bon nombre de propositions chorégraphiques sur un sujet en apparence tragique : les funérailles. Cette préoccupation n’est cependant pas nouvelle, ni seulement européenne. CN D Magazine a cherché à comprendre ce qui pousse autant de chorégraphes, de tous horizons, à se confronter à la mort.

Quelles pratiques mortuaires pourraient, réellement, être à la hauteur de l’incommensurable richesse des vies qu’ils entendent célébrer ? Cette question a guidé Solène Weinachter sur la piste de ce qu’elle préfère nommer des « rituels de passage » plutôt que des « funérailles ». Si pour d’autres le déclencheur fut le décès de proches ou des interrogations plus existentielles, les chorégraphes sont nombreux en cette fin de saison – comme le remarquait déjà Rosita Boisseau dans un article pour Le Monde – à s’aventurer dans les profondeurs du deuil. Angelin Preljocaj s’empare ainsi de la forme canonique du requiem, Magda Kachouche emprunte la voie du récit intime et orchestre, avec La rose de Jéricho, une cérémonie pour son père, Daina Ashbee explore une dimension plus métaphorique, aux confins de la transe, dans We Learn a Lot at Our Own Funeral. Hasard de calendrier ou signe de temps troublés ?

Les artistes interrogés se défendent d’avoir été inspirés par une époque morbide, marquée par la pandémie du Covid-19, la multiplication des conflits armés et la sixième extinction massive d’espèces. Si ce n’est pas l’actualité, c’est néanmoins la façon très particulière qu’ont les rituels funéraires de conjuguer le plus intime au plus social qui les a mis au travail. « Les funérailles condensent toutes les règles religieuses, politiques, culturelles qui régissent la société et les corps », explique Ali Chahrour. Il y a quelques années, il revisitait les liturgies funéraires chiites dans une trilogie – Fatmeh, Leïla se meurt et May He Rise and Smell the Fragrance – présentée au Festival d’Avignon. « Paradoxalement, enchaîne le chorégraphe né à Beyrouth, l’intensité émotionnelle et la proximité de la mort rendent possible, et excusable, la transgression des tabous : une mère peut soudain enlever son voile et se mettre à danser, les hommes, en permanence exhortés à être forts et solides, peuvent extérioriser leur sensibilité, leur fragilité… et pleurer. »

Leïla se meurt de Ali Chahrour © Gilbert Hage

L’artiste libanais a toujours considéré les cérémonies chiites – le chiisme étant l’un des deux principaux courants de l’Islam –, comme des performances en soi. Il en aime la richesse esthétique, les mélodies et les voix, les sons et les rythmes, les lamentations, le pouvoir des corps qui se meuvent seuls, ou à l’unisson. Mais quand il s’en saisit – et même s’il a multiplié les recherches – ce n’est pas dans une visée documentaire mais bien pour explorer cette puissance des émotions qui rend possible l’ouverture « d’une porte à la liberté d’expression ». Tout ce dont manquent, précisément, les enterrements tels que les sociétés occidentales les organisent aujourd’hui, pourrait ajouter Solène Weinachter. « La mort est devenue un tel tabou que tout est précipité et délégué à des entreprises spécialisées, explique la chorégraphe française installée en Écosse. Et quand vient le jour J, nous avons à ce point intériorisé l’idée que nous sommes incapables d’entrer en connexion avec notre mal-être, que nous faisons tout en surface. » Comme pour conjurer une malédiction, sa création After All s’ouvre sur des funérailles tellement ratées… qu’elles virent au clownesque.

Les choses n’ont pas toujours été ainsi. À la recherche de nouveaux rituels pour notre temps, la chorégraphe a découvert des pratiques mortuaires « oubliées à la porte de notre génération ». Grâce à l’association Pushing Up the Daisies, elle a appris que la loi écossaise permettait de prendre soin, chez soi, des corps des défunts. Avec des artisanes, elle réalise que coudre son propre linceul pouvait apporter apaisement et acceptation d’un décès annoncé. Par ailleurs, on lui explique que la cornemuse a pris le relai des pleureuses, celles-ci ayant été progressivement chassées des funérailles. Ces savoir-faire féminins ont en commun d’avoir été captés par le marché très lucratif des obsèques, mais aussi et surtout d’aider à démystifier la mort en la réinscrivant, par des gestes extrêmement concrets, dans le quotidien.

AFTER ALL, Solene Weinachter © Genevieve Reeves

À cet égard, le travail de la Canadienne Daina Ashbee pousse le curseur encore plus loin, en explorant la disparition au sein même de nos existences. « Si nous pouvions être le témoin de notre propre fin, n’apprendrions-nous pas énormément de choses sur nous-mêmes ? », s’interroge-t-elle dans la création qu’elle prépare avec le b-boy Momoko « Momo » Shimada pour le festival Montpellier Danse. La question n’est peut-être pas aussi abstraite qu’elle paraît. Ne devons-nous pas, jour après jour, faire de deuil successif de certaines versions de nous-mêmes ? Plus qu’un grand saut final dans l’inconnu, la mort n’a-t-elle pas déjà commencé dès notre naissance ?

Vivre avec nos défunts et la multiplicité des visages de la mort, ne plus s’empêcher l’accès à cet « intense chagrin qui nous permet d’aller encore plus profondément dans la joie et la gratitude » peut être porteur « d’une force de transformation extrêmement puissante ». Solène Weinachter en est persuadée. Et dans cette quête, la danse est pour elle un outil précieux : « Elle nous permet de rester dans notre corps quand on ne veut plus y être, d’en sortir par l’extase, d’explorer d’autres états. Elle unit les gens et, potentiellement ouvre des espaces de guérison. » La danse ne pourrait-elle pas alors, comme Daina Ashee l’a toujours pressenti, être considérée comme « un acte de transcendance, un rituel en soi » ?

Aïnhoa Jean-Calmettes est journaliste culture & idées. Rédactrice en chef du magazine Mouvement de 2014 à 2023, elle continue d’y coordonner les rubriques « Sortir du XXe siècle » et « Après la nature ». Elle poursuit ses réflexions sur les croisements entre création contemporaine et sciences humaines par l’écriture de textes critiques, d’articles d’analyse et d’enquêtes sur le milieu artistique. Elle collabore avec de nombreuses institutions culturelles et modère régulièrement des rencontres.

We learn a lot at our own funeral 
Chorégraphie : Daina Ashbee
Création mondiale du 3 au 5 juin au festival Montpellier Danse

Requiem(s) 
Chorégraphie : Angelin Preljocaj
du 4 au 6 juillet au festival Montpellier Danse
le 12 juillet à l’Opéra de Vichy

La rose de Jéricho
Chorégraphie : Magda Kachouche
les 16 et 17 octobre aux Subs, Lyon
les 14 et 15 novembre au Théâtre Antigone, Courtrai, Belgique dans le cadre du NEXT Festival
le 6 décembre au Théâtre du Beauvaisis, Beauvais

AFTER ALL
Chorégraphie : Solène Weinachter
En savoir +