#9 juin 25
Immersion en montagne : les chorégraphes prennent de l’altitude
Wilson Le Personnic
Résidence de la compagnie de Vânia Vaneau à l’Observatoire du Pic du Midi dans les Pyrénées © Célia Gondol
Expérience de l’altitude, de la marche, de la lumière, de l’effort : la montagne semble devenir un nouveau laboratoire d’expérimentation pour la danse. Que cherchent ces chorégraphes qui tutoient les sommets ? Au cœur de cet environnement intense et spectaculaire, les corps se réajustent et les perceptions s’intensifient – une mise à l’épreuve qui devient moteur d’invention. Pour CN D Magazine, les chorégraphes Aurélien Dougé, Vânia Vaneau, Manuel Roque et Julien Monty racontent leur rencontre avec les reliefs montagneux.
Face au glacier du Mont Miné dans le Val d’Hérens en Valais en Suisse, la montagne impose son propre rythme. Aurélien Dougé a choisi d’y convoquer son équipe pour la première résidence d’Aux Lointains (2024). « Je voulais initier une réflexion commune hors du studio, explique le chorégraphe. Avoir tous les outils à portée de main nous pousse inconsciemment à produire. Mon objectif était de prendre le temps de vivre une expérience commune, sans pression de résultat. » Chaque jour, le groupe randonne vers les cimes avoisinantes. Le paysage devient alors une matière de création : les itinéraires, croisements et ascensions enregistrés deviendront la cartographie de la chorégraphie.
L’un des temps forts de cette résidence a été une marche de nuit au pied du glacier, guidés par les lueurs de la vallée et l’ombre des reliefs. « La montagne n’est jamais silencieuse. Dans l’obscurité, chaque bruit est amplifié, le moindre glissement de pierre ou craquement du glacier devient événement. » Privés de repères visuels, les corps avancent dans une écoute accrue ; chaque son, chaque vibration, devient un fil ténu à suivre. Cette expérience de perte et d’acuité sensorielle inspire directement la matière lumineuse du spectacle : des lampes de sodium diffusent une lumière, proche du sépia, restituant ce basculement progressif vers une vision en noir et blanc.
En octobre 2023, Vânia Vaneau amène son équipe à l’Observatoire du Pic du Midi, perché à 2877 mètres d’altitude, au cœur des Pyrénées. Ce lieu hors norme, habituellement dédié à l’observation du ciel, devient pour quelques jours un laboratoire sensoriel où l’air, la lumière et le vide imposent une nouvelle écoute du corps. « Il s’agit d’un endroit extraordinaire, qui donne la sensation physique d’être suspendu dans le ciel. » Première compagnie de danse accueillie en résidence dans ce lieu réservé aux scientifiques, elle cherche avant tout à vivre une expérience partagée. « J’étais curieuse de découvrir ce lieu hors du commun et de rencontrer les astronomes, pour approcher leur manière d’expérimenter la lumière. »
À cette altitude, la montagne agit sur le corps comme une force invisible. La lumière devient matière, la perception se distend, la corporéité se transforme : « Ce que l’on a vécu a affecté notre rapport au temps, à l’équilibre, à nos sensations. » Ce court séjour agit comme une chambre d’écho pour sa création Heliosfera (2024). L’accès au coronographe, instrument permettant d’observer la couronne solaire, a ouvert de nouvelles pistes de réflexion esthétiques : « Je travaille depuis longtemps sur la notion de paysage. Là-haut, l’idée même de paysage a explosé, elle n’était plus terrestre mais cosmique, infinie. Imaginer l’univers à cette échelle était une expérience vertigineuse. »
Heliosfera, Vânia Vaneau © Vânia Vaneau
Retour dans les Alpes, avec Julien Monty, dont la prochaine création Gasherbrum renoue avec ses souvenirs d’enfance dans la station de sports d’hiver Auris-en-Oisans, entre vacances familiales et premières ascensions. « Mon père, fou d’alpinisme, est mort en montagne. Ça a renforcé cette relation très forte et intime avec cet environnement. » Inspiré par le documentaire Gasherbrum (1985) de Werner Herzog, qui retrace l’expédition de deux sommets himalayens, le chorégraphe souhaite explorer le lien entre alpinisme et danse : deux pratiques traversées par l’engagement total du corps et de l’esprit. « Dans le film, l’alpiniste Messner compare sa pratique à une quête intérieure, un art de vivre, autant d’échos que je trouve dans la danse. C’est ce lien entre alpinisme et chorégraphie, traversé par l’engagement, qui m’intéresse. »
Pour cette prochaine création, le chorégraphe a l’intention de faire vivre ses acolytes du collectif Loge22 l’expérience physique de la montagne, en grimpant sur l’une des arêtes du Râteau (3769 mètres), dans le Parc des Écrins. « J’aimerais qu’ils et elles ressentent concrètement le poids du vide, la tension de la corde, le vertige. Certaines personnes de l’équipe sont déjà angoissées à l’idée de monter. Mais cette appréhension du vide va servir de matériau chorégraphique. Je cherche à capter ce moment d’équilibre fragile où l’on ne tient que par l’attention à l’autre, où le vide agit comme un révélateur du lien. »
Face à l’immensité des montagnes, Manuel Roque a choisi la solitude comme terrain d’exploration. À l’été 2021, le danseur et chorégraphe basé à Montréal s’élance seul sur la Pacific Crest Trail, sentier mythique à l’ouest des États-Unis. Plus de 4 000 kilomètres de montagnes vertigineuses, de paysages désertiques, de forêts calcinées et de glaciers. Pendant trois mois, l’isolement, l’effort et le silence ouvrent un espace propice à l’introspection. « Ce projet, qui était d’abord une aventure de vie, a fini par nourrir ma démarche. » Confronté à l’immensité, son corps se réaccorde à l’essentiel : respiration, attention, observation. Dans cet environnement, l’espace mental devient infini : « J’ai appris à habiter autrement l’immobilité, à observer sans lassitude. » Cette capacité nouvelle d’attention profonde deviendra la matrice de son solo Sierra Nevada (2022).
Sur ce sentier, l’image romantique du marcheur libre, souvent associée à la randonnée, se révèle plus complexe : le moindre écart hors du tracé balisé peut devenir fatal. Cette tension entre contrainte, liberté et recherche d’émancipation inspire la dramaturgie de sa création : comment trouver une forme de liberté à l’intérieur d’une partition écrite ? « J’ai découvert une capacité à me concentrer sur des éléments très simples, à les observer, en profondeur. » Cette expérience transforme la perception du mouvement : habiter cet espace devient un acte méditatif, presque sacré. La montagne n’est pas seulement ascension : elle est descente en soi.
Wilson Le Personnic est rédacteur indépendant et travailleur de l’art. Il collabore étroitement avec des artistes du champ chorégraphique, en accompagnant leurs processus ou en documentant leurs démarches. Il développe également une activité d’écriture pour des médias, des institutions culturelles et des projets artistiques, à travers des textes critiques, éditoriaux et de médiation.
Rencontres les « 6 à 7 »
Julie Botet, Simon Feltz, Vânia Vaneau
les 5 et 10 juin à l’Atelier de Paris / CDCNLe vent se lève
Chorégraphie : Manuel Roque
le 14 juin à l’Atelier de Paris / CDCNTalk autour du livre-objet Corpo-Mundo
Jordi Galí & Vânia Vaneau
Dans le cadre du festival Camping organisé par le CN D
le 18 juin à la Maison de la danse à LyonPerformance
Chorégraphe : Aurélien Dougé
les 28 et 29 juin à la Biennale d’art contemporain Artocène