CN D Magazine

#5 mars 24

Flamenco queer, au‑delà de Carmen et du torero

Aïnhoa Jean-Calmettes

L’artiste José Pérez Ocaña en manifestation dans les rues de Madrid, 1977 © Nazario


Des femmes en longues robes rouges et noires dessinent des arabesques avec leurs mains et font claquer leurs talons sur les notes de guitares, jouées par des hommes aux voix rauques… Le flamenco est imprégné de ces images qui ancrent des stéréotypes de genre. Mais depuis les origines de cette discipline jusqu’aux créations les plus contemporaines, certains artistes s’emploient à faire vaciller ces normes. Dans son récent ouvrage Flamenco queer, le danseur et chercheur Fernando López Rodríguez met en lumière une histoire dissidente du flamenco, profondément liée à ses racines populaires et aux luttes LGBTQI+, antiracistes et de classe.

Flamenco queer : le titre de votre ouvrage paraît paradoxal, tant cette discipline semble véhiculer des visions très archétypales de l’homme et de la femme.

Fernando López Rodríguez : Les stéréotypes et les clichés sont en partie une réalité. Le flamenco est « né garçon » et sa codification, dans la seconde moitié du XIXe siècle, s’est organisée autour d’un partage genré des disciplines – aux hommes la musique, aux femmes la danse –, comme des techniques – précision et sobriété pour les hommes, ondulations, insinuations et ornements pour les femmes. C’est peut-être justement pour cette raison que la remise en question des normes de genres et le besoin de raconter des histoires non hétéro-normatives ont été systématiques depuis 2008. Certains artistes flamenco l’ont fait comme un voyage individuel, pour se déconstruire et ensuite passer à autre chose. J’ai été très impressionné par l’impact que certaines propositions mainstream ont pu avoir sur le public conservateur, comme celle de Manuel Liñán où sept danseurs performent en bata de cola [la robe traditionnelle à traîne et volants - ndlr]. D’autres chorégraphes travaillent ces questions de manière plus expérimentale, plus en profondeur et dans une perspective politique touchant à d’autres questions de classe, de racialité et de validisme. C’est mon cas, celui de Marco Flores, Rocío Molina, Belén Maya, Caramento, qui est à la fois danseur et drag, c’est aussi le cas du projet Flamenco Queer à Barcelone. Étonnement, cette remise en question n’a pas eu lieu avec autant de force dans le milieu de la danse contemporaine espagnole.

Rocío Molina dans Caída del Cielo, 2018 © Klaus Handner

Vous nous mettez néanmoins en garde : le flamenco queer n’est pas nouveau et il ne faut pas le réduire à un « sous style du flamenco contemporain ». Peut-on dire pour autant que le flamenco a toujours été queer ? 

F. L. R. : Il faut se méfier de cette affirmation. Certains critiques et spécialistes ont pu écrire qu’en effet, il y avait toujours eu des artistes transgressifs et que le flamenco était queer depuis ses origines. Mais ils l’ont fait dans le but de refermer le débat : le queer n’est plus une question, ce n’est pas la peine d’aller vers des directions expérimentales. Ce faisant, ils racontent une histoire du flamenco qui fait l’économie de toute la violence, de la manière dont les artistes ont souffert et continuent de souffrir. Quand j’ai commencé mes recherches, je pensais trouver quelques dissidents, quelques artistes engagés. C’était bien plus que ça ! J’étais bien de m’imaginer, en venant au flamenco en tant que danseur, puis chercheur, que cette histoire était en réalité constellée de tant d’hybridations, de genres mais aussi de musiques et d’esthétiques. 

Votre surprise raconte-elle quelque chose du flamenco ? 

F. L. R. : Elle s’explique en tout cas par le fait que la dictature de Franco se soit emparée du flamenco. Plus qu’un oubli, il y a eu un effacement volontaire de tout ce que cet art pouvait avoir de transgressif. Dans la plupart des cabarets flamenco traditionnels, les différentes classes sociales se mélangeaient, on pouvait y trouver des prostitués. Certains, sortes d’ancêtres des bars gays d’aujourd’hui, permettaient des formes d’homo-socialisation. Avant cela, le flamenco a surgi dans les classes les plus populaires, comme style de musique et de danse permettant aux communautés de faire la fête, de transmettre leurs joies et leurs peines. L’influence du peuple gitan a été fondamentale, quoique non exclusive. Ces artistes ne pouvaient pas se produire dans les grands théâtres mais, du fait de cette marginalité, jouissaient d’une immense liberté. Ce n’était pas un art qui cherchait à « faire beau ». La beauté, la jeunesse et la virtuosité n’étaient pas du tout des valeurs esthétiques fondamentales. Il s’agissait de danser et de chanter avec ce qu’on était, le corps qu’on avait, sa personnalité, ses émotions et ses sentiments.

Café chantant El Burrero, Séville, 1888 © Emilio Beauchy Cano

Pensez-vous que cette importance accordée à « la vérité de soi » puisse expliquer, en partie, l’attrait qu’a pu avoir le flamenco pour des personnes LGBTQI+ à travers l’histoire ? 

F. L. R. : L’importance donnée à la vérité de soi, mais aussi à l’expression des sentiments, le goût pour la tragédie émotionnelle. L’émotion s’exprime avec une intensité et une force telles qu’elle dépasse les formes. Pour les personnes incapables de se plier aux formes sociales et esthétiques, savoir qu’il existe des endroits où on peut se laisser emporter par ses émotions et ses désirs, que les gestes vont être dépassés par cette énergie-là, a quelque chose de bouleversant. Dans le flamenco, on ne se laisse pas écraser par ses émotions douloureuses ; en les exprimant, on puise de la force et on construit une résistance. Pendant des décennies, cet art a pu avoir un effet thérapeutique pour les personnes LGBTQI+. On peut aussi penser que le flamenco a représenté une voie politique stratégique très maline pour accéder à des publics conservateurs et âgés et leur faire passer des messages en rapport avec les questions de genre et de discrimination. Grâce au flamenco, on peut proposer une autre vision du monde sans créer du rejet ou du choc, parce qu’on le fait avec un vocabulaire et un langage que ces spectateurs peuvent comprendre et ressentir. 

Capture d’écran du film Ocaña. Retrato intermitente, 1978 de Ventura Pons

Comment comprendre, alors, que Franco ait fait du flamenco le fleuron de l’identité nationale espagnole ? 

F. L. R. : Franco a d’abord essayé de s’accaparer le folklore, qui dessine l’image d’une nation unie et d’un peuple attaché aux valeurs de la terre. Puis, suivant une stratégie économique liée au tourisme – comme cela a été le cas avec le fado au Portugal et la cueca au Chili –, il a jeté son dévolu sur le flamenco dans les années 1950. Il est intéressant de remarquer que le mot « flamenco » a été utilisé à la télévision pour la première fois en 1962. Pendant trente ans de dictature, on a parlé de « danse andalouse », de « danse espagnole », parfois de « danse gitane », jamais de flamenco ! Nouer l’identité nationale conservatrice à un style aussi spécifique, bohème et marginal était un pari risqué. Et cela s’est fait au prix d’un effacement de toute l’atmosphère nocturne, violente, indépendante et fluide dans laquelle le flamenco est né. 

Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes

Aïnhoa Jean-Calmettes est journaliste culture & idées. Rédactrice en chef du magazine Mouvement de 2014 à 2023, elle continue d’y coordonner les rubriques « Sortir du XXe siècle » et « Après la nature ». Elle poursuit ses réflexions sur les croisements entre création contemporaine et sciences humaines par l’écriture de textes critiques, d’articles d’analyse et d’enquêtes sur le milieu artistique. Elle collabore avec de nombreuses institutions culturelles et modère régulièrement des rencontres.

Flamenco queer
Fernando López Rodríguez
Éditions L’Arche, collection Tête-à-tête
Publication : février 2024

Au-delà de l’olé / Mas allá del Olé
Rencontre organisée par Fernando López Rodríguez et Carolane Sanchez
le 1er juin au CN D Lyon