CN D Magazine

#3 juin 23

Enseigner la danse en milieu rural, un engagement fort mais précaire

Callysta Croizer

 


Marie-Christine Daviet à l'occasion d'un gala donné par son école. Photo Delphine Durand

Valérie Dorbe-Maimi, Marie-Christine Daviet et Rahaman Check enseignent la danse dans la Beauce, en Vendée et dans le Comminges. Loin de la région parisienne, ils ont découvert des espaces ruraux susceptibles de donner un second souffle à leur activité artistique.

Sans être inexistant, l’enseignement de la danse en milieu rural est souvent rudimentaire. À Luçon, petite ville vendéenne de 9 000 habitants, seuls des cours de modern jazz amateurs étaient proposés avant que Marie-Christine Daviet n’y crée son école, en 1980. Après avoir dansé à Paris (aux théâtres Mogador et Bobino) et même à l’Opéra de Téhéran, cette dernière avait « de plus en plus envie de faire [ses] propres chorégraphies ». Cherchant à s’extraire du milieu concurrentiel de la capitale, elle vient donner ses premiers cours de danse classique, jazz, flamenco et claquettes dans la ville de son enfance, puis à Angles et dans trois autres communes du sud-Vendée.

À quelques décennies d’écart, Valérie Dorbe-Maimi suit une trajectoire similaire : diplômée d’État en 1992, elle enseigne d’abord la danse classique pendant près de trente ans en milieu associatif à Guyancourt (Yvelines). Bouleversée par la fermeture des salles de danse lors des confinements de 2020, elle part s’installer à Allainville-en-Beauce (Loiret), commune d’environ 1 300 habitants qui n’offrait que des ateliers de street jazz. Elle saisit alors l’occasion de réaliser un rêve jusqu’ici inaccessible : celui d’ouvrir sa propre école, le Ballet Studio Bel Air, inauguré en septembre dernier.

Pour ces professionnelles, s’éloigner de l’Île-de-France leur a permis de gagner en indépendance. « Il y a tout à construire ici » affirme Valérie Dorbe-Maimi qui, comme Marie-Christine Daviet, a transformé une annexe de son domicile en studio de danse, afin de limiter les frais de location d’espaces publics ou privés à quelques cours et aux galas annuels.

Dans le cas de Rahaman Check, cet investissement n’a même pas été nécessaire. À Martres-Tolosane, en Haute-Garonne, cet artiste franco-camerounais a créé en 2016 l’association 1, 2, 3, Mouv’Flow avec plusieurs bénévoles pour développer hip-hop, ragga dancehall et AfroMouv en pays de Comminges. S’il n’avait pas a priori l’intention de poursuivre son parcours dans la danse en déménageant là-bas, il constate très vite l’absence des danses urbaines à l’échelle locale, confirmée par « une étude de marché ». Les danses urbaines n’étant « pas nées dans une salle », le chorégraphe développe alors son activité « en extérieur » et « dans d’autres structures » – notamment scolaires – avec le soutien de la mairie de Martres-Tolosane, qui a rénové une salle municipale pour la pratique de la danse.

S’ils avaient à cœur de transmettre leur passion, tous les enseignants interrogés ont été surpris par l’engouement du public rural pour leurs cours de danse. En un an, Valérie Dorbe-Maimi est passée d’une cinquantaine à plus d’une centaine d’élèves, dont certains « n’hésitent pas à faire une demi-heure de voiture pour aller jusqu’au studio », dit-elle. Elle a également été frappée par le soutien de nombreux bénévoles, accompagné de témoignages de reconnaissance et d’admiration pour son projet. Idem pour Marie-Christine Daviet et Rahaman Check, qui ont néanmoins connu un déclin significatif de leurs effectifs après les différentes restrictions liées au Covid. 

Portrait de Rahaman Check, Photo Yohan F.

Portrait de Valérie Dorbe-Maimi, Photo Lily Lespagnol

Qu’elle soit urbaine ou classique, la danse est souvent perçue comme un loisir féminisé dans le milieu rural, d’où une certaine homogénéité des groupes d’élèves. Avec une majorité de filles entre 4 et 13 ans, Valérie Dorbe-Maimi avoue avoir « du mal à recruter des garçons » et Rahaman Check constate avec étonnement que « les adultes ne savaient pas qu'ils pouvaient danser ». Au-delà de la transmission de leur sensibilité artistique, leur objectif unanime est de rendre la danse accessible « au plus grand nombre » sur le plan économique – avec des tarifs de cours avantageux – et culturel. Face à la centralisation des arts vivants dans les grandes villes, Marie-Christine Daviet invite des danseurs de l’Opéra de Paris à se produire et à donner des stages dans son école luçonnaise, tandis que Rahaman Check propose, au-delà de stages et de battles réguliers, une version « Haute-Garonne » du concours chorégraphique pontoisien 1pose Ton Style.

Tous observent avec enthousiasme une « ouverture d’esprit » et une « curiosité » intergénérationnelle chez leurs élèves, qui s’informent aujourd’hui sur la danse via les réseaux sociaux – Facebook et Instagram en tête. Certains envisagent même d’en faire leur métier : Valérie Dorbe-Maimi prépare ainsi deux lycéennes aux épreuves d’admission en filière S2TMD (Sciences et Techniques du Théâtre, de la Musique et de la Danse). Mais « même si nos petites écoles forment un minimum de professionnels », souligne Marie-Christine Daviet, « le plus important, c’est qu’on forme le public de demain ».

Leur engagement est d’autant plus fort qu’ils regardent l’avenir avec une part d’inquiétude : si Valérie Dorbe-Maimi veut encore « enseigner longtemps », c’est aussi parce que les professeurs de danse classique diplômés d’État se font rares, en raison de concours très sélectifs – une menace a fortiori pour les espaces ruraux. Marie-Christine Daviet en observe les conséquences : lorsqu’en 2021, après quarante-deux années de cours, elle quitte l’école d’Angles en Vendée pour se concentrer sur celle de Luçon, l’absence de successeur met un terme à la pratique de la danse dans le village. Les difficultés financières sont un autre obstacle. « On ne peut pas rémunérer les professeurs avec un salaire fixe » explique Rahaman Check, les subventions publiques impliquant une charge administrative trop chronophage pour sa structure. L’enseignement de la danse en milieu rural repose donc sur un équilibre précaire, tributaire de l’engagement personnel des professionnels de la danse en faveur de la transmission en marge des centres traditionnels de la danse.

Callysta Croizer est élève de l’École Normale Supérieure de Paris (ENS-PSL), où elle prépare un master d’histoire transnationale. Ses recherches portent sur la formation du corps de ballet du Théâtre municipal de Rio de Janeiro. Depuis 2021, elle chronique les spectacles chorégraphiques et les livres portant sur la danse pour le site Culture-Tops. En avril 2023, elle a participé à Springback Academy, une formation à la critique en danse contemporaine initiée par Aerowaves.