#10 octobre 25
Laurent Sebillotte, architecte pragmatique de la mémoire de la danse
Laura Cappelle
Photographie par Michel Delluc de Graziella dans une usine en juin 1968 © Michel Delluc
Arrivé au CN D à l’orée des années 2000, Laurent Sebillotte a accompagné la cristallisation d’un projet inédit : doter la danse en France d’une médiathèque spécialisée et d’archives susceptibles de former un patrimoine – et matrimoine – documentaire. Un nouveau livre, Archives de la danse, revient sur les enjeux de mémoire chorégraphique soulevés par ce travail de bâtisseur.
Fin des années 1990. Le projet du Centre national de la danse en est encore à ses premières pierres : le bâtiment de Pantin, ancienne cité administrative, doit subir plusieurs années de rénovation avant que les équipes du CN D ne puissent y prendre officiellement leurs quartiers, en 2004. Dès 1999, le nouveau lieu cherche toutefois quelqu’un pour engager un autre chantier : la création d’une médiathèque dédiée aux besoins de la danse.
« Je pense que j’ai été l’homme d’un moment », raconte, amusé, Laurent Sebillotte, qui prend cet automne sa retraite du poste de directeur du département Patrimoine, audiovisuel et éditions. Après avoir prolongé ses études de lettres par un DESS en traitement de l’information à Sciences-Po, il a fondé puis animé pendant douze ans le centre documentaire d’un « organisme professionnel du milieu des assureurs et de la prévoyance » dédié à l’information des chefs d’entreprise. Il cherche alors un nouveau défi ; c’est le réseau des anciens de Sciences-Po qui le dirige vers le CN D, qui « ne cherche pas forcément quelqu’un du sérail ».
Sans le savoir, l’institution engage pourtant un spectateur avisé. « Jeune, j’ai fait de la danse, et j’ai vu beaucoup de danse », résume Laurent Sebillotte. Et pas n’importe où : très tôt, son grand-père – notable d’Avignon à la tête d’un important marché local – l’initie aux spectacles du festival. Maurice Béjart, Félix Blaska, le Théâtre du Silence, Merce Cunningham dans la Cour d’honneur font partie de ses expériences formatrices : « J’aimais voir les corps faire des choses qu’on ne fait pas normalement – cette espèce de liberté poétique. Je me racontais des états d’âme, des expressions. »
Stage de danse organisé par la Maison des jeunes et de la culture de Colombes, 2 juillet 1972 © Gilles Hattenberger
Au CN D, pourtant, son statut d’outsider lui permet d’aborder les besoins documentaires du milieu de manière critique. « Ma stratégie a été de dire : ils ne veulent pas que je sois un connaisseur, donc je ne vais pas m’afficher comme un connaisseur », se souvient-il avec un léger sourire. Il constate très rapidement un « flottement terminologique » dans les discours sur la danse, qui pose des difficultés concrètes pour le développement d’une médiathèque : « Quels sont les grands découpages ? La danse de théâtre, la danse de spectacle ? La danse sociale, qui devient parfois un spectacle ? Qu’est-ce qu’on appelle danse historique ? »
Peu habitué aux exigences de la documentation, le milieu chorégraphique fait régulièrement de la résistance. « Quand on a fait un plan de classement, on a par exemple décidé – ce qui a surpris pas mal de gens, et encore aujourd’hui – de distinguer les artistes et les œuvres », explique Laurent Sebillotte, pour mettre en évidence la spécificité des œuvres reprises et réinventées par de multiples chorégraphes, comme Le Sacre du printemps.
Les questions plus larges que soulève alors le développement d’un pôle dédié à la mémoire de la danse au CN D – qui va porter différents noms au fil des années : département de choréologie, de culture chorégraphique… – sont celles de la patrimonialisation de la danse et du rapport de celle-ci à la mémoire. Dans les années 2000, rappelle Laurent Sebillotte, la notion d’archives est encore loin d’être une évidence : « Dès qu’il s’agissait de garder trace de l’essence de l'art et ou de ses productions, on n’y croyait pas. » La vidéo a mauvaise réputation, et l’idée même de fixer le mouvement semble à beaucoup « contre-nature. Il y avait une espèce de geste un peu orgueilleux de dire : de toute façon, ça ne se fixe pas ».
Missionné pour construire des archives, en plus de la médiathèque, Laurent Sebillotte ne se démonte pas, avec l’aide de complices comme Charles Picq, pionnier de la captation vidéo de la danse. « J’ai fait avec ceux qui voulaient et qui pensaient que c’était important », se souvient-il.
Prise de vue de l'exposition Pièces distinguées, 2024 au CND © Marc Domage
Plusieurs donations importantes – dont celle de Gilberte Cournand, grande critique et libraire, puis les fonds des chorégraphes Francine Lancelot ou Régine Chopinot – lui permettent de développer une doctrine propre au CN D, exposée dans le nouveau livre Archives de la danse. « J’ai beaucoup fondé nos choix méthodologiques, notre façon de faire, sur l’écoute », dit-il : au lieu d’imposer un plan-type à tous les fonds, il favorise « le respect de l’intention », qui amène à adapter les cadres de classement à la pensée de chaque artiste ou donateur. « Parfois, certains chorégraphes vont distinguer de manière assez nette leur travail de création de leur travail de pédagogie, par exemple. Pour d’autres, au contraire, c’est en permanence noué, donc je vais respecter la pensée dans laquelle ils sont. »
Le temps aidant, Laurent Sebillotte note une évolution majeure. Les avancées technologiques qui permettent aujourd’hui de capter et de monter aisément des vidéos de danse ont donné conscience aux artistes, dit-il, que « dans le courant de leur activité, ils produisent de l’archive » : « Je pense que l’idée même qu’on peut faire archive ou qu’on peut déposer ses archives est banale, maintenant. » Du moins pour les chorégraphes : Laurent Sebillotte note qu’il est plus compliqué de « convaincre un interprète que lui aussi est producteur d’archives », et qu’il aimerait recevoir les archives d’autres catégories de travailleurs de la danse, comme les médiateurs et les techniciens.
À l’heure de quitter son bureau au quatrième étage du bâtiment de Pantin, il souligne toutefois « l’accomplissement institutionnel » de ces vingt-cinq dernières années, et salue le travail de toute son équipe, « en pleine maturité ». Après cette phase de construction, les enjeux de demain seront différents, suggère-t-il : la dématérialisation des archives numériques et les « révolutions anthropologiques » – réseaux sociaux, poids de l’image, formats de plus en plus courts – qui transforment le rapport du public du CN D à la lecture. En attendant que d’autres s’y attèlent, Laurent Sebillotte laisse son fauteuil avec le sentiment du devoir accompli : « J’ai eu une chance inouïe de trouver cette aventure, et d’y exister. »
Laura Cappelle est une journaliste et chercheuse basée à Paris. Professeure associée à l’Université Sorbonne Nouvelle, elle a dirigé l’ouvrage collectif Nouvelle Histoire de la danse en Occident (Seuil, 2020) et est l’autrice de Créer des ballets au XXIe siècle (CNRS Éditions). Critique de danse du Financial Times à Paris depuis 2010, elle tient également une rubrique sur le théâtre français dans le New York Times et est conseillère éditoriale de CN D Magazine.
Laurent Sebillotte
Archives de la danse
Éditions CND, 2025
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