CN D Magazine

#3 juin 23

Ballets et maisons d’opéra (1) : Pas de deux ou grand écart ?

Isabelle Calabre

 

Le Ballet de l'Opéra de Lyon dans N.N.N.N. de William Forsythe. Photo Agathe Poupeney


Le point commun entre les opéras de Bordeaux, de Lyon, du Rhin, ou le Capitole de Toulouse ? Ces « opéras nationaux en région », un label décerné par le ministère de la Culture, accueillent en leur sein un ballet. C’est aussi le cas – label en moins – des opéras de Nice Côte d’Azur, d’Avignon et de Metz. Sans oublier l’Opéra national de Paris. Soit autant de cas où l’art chorégraphique est soumis à la tutelle administrative et financière de l’institution lyrique. Une sujétion qui suscite de nombreux débats, comme le montre cette enquête en deux volets.

Le Ballet de Bordeaux dans Sad Case de Sol León & Paul Lightfoot. Photo Pierre Planchenault

L’affaire remonte au XVIIe siècle. En 1672, la création par Louis XIV de l’Académie royale de musique, onze ans après celle de l’Académie royale de danse, place les danseurs et leur maître de ballet sous l’autorité de l’Opéra. Près de quatre cents ans plus tard, si l’on en croit Bruno Bouché, directeur du Ballet du Rhin, rien ou presque n’a changé : « Le ballet doit toujours justifier de son existence. C’est une histoire de pouvoir. » À l’heure où les contraintes financières se font de plus en plus pesantes, cette domination hiérarchique alimente la crainte latente du monde de la danse d’être traité en éternel mineur – et tenu pour quantité négligeable.

Pour statuer sur ce débat, « il importe de revenir aux fondamentaux », conseille Brigitte Lefèvre, qui dirigea de 1995 à 2014 le Ballet de l’Opéra de Paris. Se pose avant toute chose la question des modes de recrutement. Laurent Vinauger, délégué à la danse au ministère de la Culture, reconnaît que, même pour les opéras nationaux en région, « il n’y a pas de procédure cadrée » pour la nomination d’un directeur ou d’une directrice de la danse. En théorie, la Drac, qui représente l’État dans les conseils d’administration de ces structures, est informée des postes vacants, suit les procédures et valide le choix final.

Dans la réalité, c’est moins clair. Et de citer les récents processus de sélection menés par l’Opéra de Paris et l’Opéra de Lyon, auxquels le ministère « n’a pas été associé », ou celui de Toulouse où, grâce à son « insistance », la Drac sera présente au jury. Pour les opéras dépendant uniquement d’instances locales, la décision revient à ces dernières en accord avec le directeur ou la directrice du lieu, chacun pesant plus ou moins lourd selon les cas, et désormais souvent – mais pas obligatoirement – après appel à projets.

Quant au fonctionnement interne de ces compagnies, il semble reposer au moins autant, sinon davantage, sur des pratiques tacites que sur des textes réglementaires. « Le statut d’opéra national en région comprend effectivement un cahier des charges décrivant plusieurs missions de diffusion et de création, parmi lesquelles le fait de travailler avec une compagnie de danse, mais il est très large », souligne Emmanuel Hondré, directeur général de l’Opéra national de Bordeaux. « En matière chorégraphique, nous avons simplement l’obligation d’assurer un minimum de trois programmes par an dont une création – pour cinq titres lyriques dont un contemporain , et de contribuer au développement du répertoire par une politique de commande. »
Laurent Vinauger confirme que « le label est attaché à la présence d’une force chorégraphique ». Mais il déplore, lui aussi, un cadre légal « trop peu ambitieux », remarquant que l’Opéra de Lorraine et celui de Montpellier, dépourvus de ballets, bénéficient pourtant du fameux label, le premier parce qu’il accueille les productions du Centre chorégraphique national de Nancy, le second au titre de co-financeur des saisons de Montpellier Danse. D’où la nécessité de « clarifier la place de la danse ».

Ballet de Bordeaux dans Sad Case by Sol León & Paul Lightfoot. Photo Pierre Planchenault

À Bordeaux, le directeur du ballet, Éric Quilleré, avoue ne pas savoir s’il existe un cahier des charges, notant en revanche l’existence d’« usages ». À Toulouse, le directeur du Capitole, Christophe Ghristi, n’a pas connaissance d’un cahier des charges : « Il existe plutôt un cadre de planning et de budget de quatre spectacles de danse par an – qui peut d’ailleurs varier – et de sept productions lyriques auxquelles le Ballet peut être amené à participer, comme Les Pêcheurs de perles en septembre prochain. » Julie Guibert, directrice jusqu’en août 2023 du Ballet de l’Opéra de Lyon, évoque pour sa part une « convention » signée tous les trois ans, qui prévoit par saison « deux entrées au répertoire ainsi que l’équivalent d’une soirée complète de création, pouvant être réparties sur plusieurs programmes », auxquels s’ajoutent éventuellement des reprises. À Mulhouse, le Ballet de l’Opéra national du Rhin est aussi centre chorégraphique national, ce qui, selon Bruno Bouché, « le place en ligne directe avec le ministère de la Culture et la DGCA ».

On achève bien les chevaux, Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger & Daniel San Pedro - Ballet du Rhin. Photo Agathe Poupeney

Du côté des opéras en régie locale, le paysage est encore plus divers. Le Ballet de Nice placé sous la direction artistique d’Éric Vu-An assure, selon l’administrateur général Flavien Moglia, autant de productions que les forces lyriques, soit quatre par an. À l’Opéra d’Avignon, la danse a regagné en vigueur depuis l’arrivée du nouveau directeur Frédéric Roels et la nomination à la tête du Ballet du chorégraphe Emilio Calcagno. Ce dernier a proposé cette année quatre créations (dont sa propre pièce, D'un matin de printemps, mais aussi L’Oiseau de feu d’Édouard Hue et le Boléro d’Hervé Koubi). Enfin, à Metz, le Ballet est directement soumis à l’autorité du directeur de l’Opéra Paul-Émile Fourny. En place depuis 2011, ce dernier a eu à cœur de passer de un (sic !) à trois programmes de danse par saison. « Nous sommes en train de reconstruire un répertoire, explique-t-il, ouvert aux œuvres de divers chorégraphes que nous emmenons en tournée y compris à l’étranger. »D'De l’avis général, l’attelage direction de la danse-direction de l’opéra repose donc principalement sur l’entente (qui peut être éphémère) entre les représentants de chaque art. Manque toutefois à ce constat un élément-clé : le budget. La maîtrise des ressources financières dévolues à la danse conditionne en effet, comme le rappelle Brigitte Lefèvre, la capacité de son directeur ou directrice à imposer ses choix artistiques et le nombre d’interprètes dont il dispose. Et comme nous le verrons dans un deuxième volet de cette enquête, force est de constater qu’il existe, là encore, autant de cas que de ballets.

Journaliste culture et danse, Isabelle Calabre collabore à divers magazines et sites spécialisés. Elle écrit également pour plusieurs théâtres et festivals, et est notamment l’auteure de livres sur le hip hop et de l’album jeunesse Je danse à l’Opéra (éd. Parigramme).
Depuis 2018, elle mène un travail de recherche sur les quadrilles des Antilles et de la Guyane, danses sociales du monde créole, qui a reçu en 2020 le soutien du Centre national de la danse.