#6 juin 24
À Maputo, la danse contemporaine africaine trouble le « gaze » occidental
Mary Corrigall
Le développement de la danse contemporaine en Afrique repose majoritairement sur les tournées internationales et les financements européens (comme CN D Magazine l’a expliqué dans cet article). En raison de cette réalité économique, de nombreux artistes du continent africain ont adapté leurs productions au public occidental. Mais lors de la dernière Biennale de la danse en Afrique qui s’est déroulée en novembre dernier à Maputo au Mozambique, plusieurs chorégraphes ont défié avec audace les dynamiques de regards et de pouvoirs géopolitiques qui déterminent leurs choix esthétiques.
« Lorsque je crée une œuvre, je suis toujours consciente du fait qu’elle ne sera pas seulement vue à Johannesburg », remarque la chorégraphe et danseuse sud-africaine Nelisiwe Xaba, qui a reçu de nombreux prix pour son travail. Son vaste corpus d’œuvres – de Sarkozy Says « Non » to the Venus (Sarkozy dit « non » à Vénus) à They Look at Me and That’s All They Think (C’est tout ce à quoi ils pensent quand ils me voient), en passant par sa collaboration avec la chorégraphe haïtienne Kettly Noël, basée à Bamako – remet en question la manière dont les corps noirs sont perçus comme exotiques par le public blanc européen. « Pour moi, il est toujours important de reconnaître ce regard, que je le résolve ou non, déclare Nelisiwe Xaba. Je me le répète toujours pour moi-même... Et je le dis publiquement encore et encore. »
Le fil conducteur des créations de Nelisiwe Xaba souligne une réalité inconfortable : de nombreux chorégraphes africains créent des spectacles conçus pour mettre le public européen mal à l’aise. Cette tendance s’explique en grande partie par le fait que, le plus souvent, ces artistes créent des œuvres pour des publics situés en dehors de leur pays d’origine. Dans la danse africaine contemporaine professionnelle, la dépendance financière à l’égard des entités culturelles européennes, les commandes et les tournées ont donné naissance à des œuvres (et même peut-être à un mouvement) le plus souvent adressées directement aux publics européens et axées sur le renversement de leurs regards. Cependant, plusieurs nouveaux spectacles qui ont été programmés pendant la Biennale de danse en Afrique 2023 à Maputo, au Mozambique, et qui sont depuis partis en tournée en Europe, montrent que la communauté de la danse africaine tend à adopter des tactiques plus radicales.
FakeNews, que Nelisiwe Xaba a présenté pour la Biennale, a pris une direction résolument différente de la version qui avait été mise en scène à Johannesburg, à Makhanda et à Cape Town. Bien que dans chacune de ces villes les danseurs et danseuses qui ont travaillé avec Nelisiwe Xaba et Mocke Jansen van Veuren (co-créateur de la pièce) aient mis en avant les actualités et les intérêts locaux, le quatrième mur est toujours resté largement intact. À Maputo, en revanche, Nelisiwe Xaba a rejoint les interprètes sur scène et a présenté la performance comme une « répétition », tout en faisant constamment référence à l’importance du public et à la façon dont les danseurs pourraient être perçus par lui. Cette situation est liée au contexte : si la représentation a bien eu lieu dans une ville africaine, le public était essentiellement composé de programmateurs de théâtre et de danse basés en Europe, à la recherche de nouvelles productions à présenter dans leurs festivals et leurs salles.
Certains chorégraphes mettent la question du regard au cœur de leur art. Black Circus of the Republic of Bantu d’Albert Ibokwe Khoza – présenté à la Biennale de Liverpool en 2023, avant une tournée aux États-Unis – s’inspire de l’histoire du regard européen en matière de danse et de performance, retraçant cette histoire depuis l’ère coloniale, lorsque les Africains étaient exhibés comme les animaux de cirque. La danse se déploie dans un bureau de poste désaffecté du centre-ville de Maputo. Le public n’a pas vraiment de sièges attitrés et l’espace scénique n’est pas non plus strictement délimité. Mais Albert Ibokwe Khoza, qui s’est fait·e1 connaître en travaillant avec la chorégraphe Robyn Orlin (basée à Berlin mais née à Johannesburg), cherche à perturber encore davantage la relation entre audience et artiste. Lors de la performance, l’artiste sud-africain·e choisit deux spectateurs blancs qui doivent alors se déguiser en animaux et danser sous les projecteurs ; iel enlève son costume et se jette nu·e au milieu du public. Cela peut certes mettre les spectateurs mal à l’aise, mais il est clair que ce degré de malaise généré par ces œuvres répond à un besoin : celui, peut-être, de confronter le public européen au lourd passif qui hante les performances africaines.
Africains comme Européens cherchent-ils aujourd’hui des moyens plus radicaux pour exorciser l’histoire coloniale et le regard racialisé qu’elle a engendré ? Beaucoup de celles et ceux qui connaissent la pratique de Pak Ndjamena ont été surpris lorsque le chorégraphe et danseur mozambicain s’est arrêté au cours d’une performance – par ailleurs assez traditionnelle – et que, s’avançant dans le public avec un micro, son corps noir partiellement recouvert de farine, il a demandé : « Quelle est la couleur de ma peau ? » Deus Nos Acudi est en effet la première œuvre de Pak Ndjamena qui interroge le public de manière aussi frontale. Son spectacle est né d’une recherche « historique, de l’ère préhistorique à nos jours, pour comprendre comment la domination, qu’elle soit politique, religieuse, ou au niveau des croyances, est utilisée pour manipuler les gens », explique-t-il. Ce qui implique un désir de subvertir cette relation de pouvoir.
Cependant, Pak Ndjamena affirme que sa création n’a pas été produite en pensant aux spectateurs occidentaux. « Elle s’adresse à tous les publics, qu’ils soient européens ou africains. Les différences raciales ne nous rendent pas différents. Nous sommes tous des êtres humains, ce sont nos histoires qui nous séparent. » Quand l’artiste braque les projecteurs sur le public, les réponses à sa question sur la couleur de peau varient en fonction de l’endroit où son travail est présenté. En Europe, un spectateur déclare : « La couleur de ta peau circule dans tes veines. » Pak Ndjamena se rappelle avoir été particulièrement frappé par cette réponse qui montre que la race est déterminée avant tout par des conditions politiques et sociales. « J’ai trouvé que cela apportait un éclairage sur l’histoire de l’humanité », dit-il en affirmant qu’il n’a jamais d’idées préconçues sur les personnes qui assistent à ses spectacles. « Après tout, je pose ces questions pour susciter la réflexion, sans forcément obtenir de réponse. »
Plus qu’une simple déstabilisation des spectateurs, les approches adoptées à Maputo par ces chorégraphes témoignent d’un intérêt pour la mise en place d’un dialogue constant avec le public. « Le regard du public sera toujours là, quel que soit le lieu ou la personne devant laquelle vous présentez une œuvre, observe Nelisiwe Xaba. On ne peut pas fuir le regard ; en fait, on en a besoin », conclut-elle. Tout en se disant tributaire de ce regard, la chorégraphe sud-africaine souhaite pourtant trouver un moyen de « faire sans » son emprise pour une future création dans laquelle la danse se déroule dans l’obscurité totale, ou presque.
1 Albert Ibokwe Khoza est un·e artiste non-binaire et utilise le pronom iel (they/them en anglais).
Mary Corrigall est curatrice du festival HEAT à Cape Town. Elle est basée dans cette ville d’Afrique du Sud et écrit régulièrement sur les arts de la scène.
Kinani, biennale de la danse en Afrique
En savoir +Pak Ndjamena
Tremuria Project
Workshop au Centre Cultuel franco-mozambicain, Maputo, Mozambique
du 17 au 28 juin
En savoir +