CN D Magazine

#10 octobre 25

Dans les favelas de Rio, la relève de la danse contemporaine

Callysta Croizer

Escola Livre de Dança da Maré © Douglas Lopes


À Maré, grand complexe de favelas de Rio de Janeiro, l’École libre de danse enseigne aux amateurs et aux professionnels. CN D Magazine est allé à la rencontre de Núcleo 2, le groupe de danseurs pré-professionnels de cette école, intimement liée à la compagnie de la chorégraphe Lia Rodrigues, qui occupe les mêmes locaux. Ils et elles racontent leurs échanges avec l’Hexagone dans le cadre de la Saison Brésil-France, terrain d’apprentissage et miroir d’inégalités.

Rio de Janeiro, en plein mois d’août. À deux pas d’une sortie de voie rapide et à l’entrée du complexe de favelas de Maré où vivent près de 140 000 personnes, un immense hangar préserve le calme d’un cours de yoga. Cet espace hors normes aux frontières poreuses, la chorégraphe Lia Rodrigues l’a façonné à son image. En 2011, alors qu’elle est déjà mondialement reconnue dans le milieu de la danse contemporaine, l’artiste brésilienne militante opère un décentrement local en transférant sa Companhia de Danças (LRCD) des quartiers aisés de la « Zona Sul » vers la periferia nord carioca. 

Ce choix marque un tournant de carrière non seulement géographique mais aussi artistique : à l’invitation de la professeure et dramaturge Silvia Soter, Lia Rodrigues s’associe à la société civile Redes da Maré pour créer l’Escola Livre de Dança da Maré (École libre de danse de Maré, ELDM). Reprenant un projet initié en 2004, la nouvelle structure pédagogique cohabite avec la compagnie professionnelle en articulant deux « noyaux » de formation : le Núcleo 1, ouvert à tous les publics, et le Núcleo 2, groupe à vocation professionnalisante développé en lien étroit avec la Companhia de Danças et où l’admission se fait sur audition. 

Ni l’effectif, ni le cursus non diplômant de ce deuxième ensemble n’ont de caractère stable. Pourtant, la qualité de son enseignement en danses contemporaine, classique, afro-brésiliennes et urbaines y est reconnue à l’international. Le rayonnement outre-Atlantique de l’École libre de Maré, accentué par celui de la Companhia de Danças et par le réseau professionnel de Lia Rodrigues, a ainsi porté de nouveaux fruits dans le cadre de la Saison Brésil-France. 

En juin 2025, quatre élèves du Núcleo 2 se sont rendus au Centre national de la danse contemporaine (Cndc) d’Angers pour une semaine de classes, ateliers et représentations. « C’était beaucoup plus dense que ce à quoi je m’attendais, tant en termes d’apprentissage que d’échange humain et de nouvelles références » témoigne Bento Dias, approuvé par ses camarades Michelly Silva, Dinara Carneiro et Arô Canazart. Après cette première étape angevine, les échanges entre les élèves des deux écoles se sont prolongés lors d’une semaine à Lyon pour assister à Camping, festival pour étudiants d’art internationaux organisé par le CN D. 

Pour les quatre élèves, ce premier voyage hors du Brésil a renforcé la cohésion et la confiance mutuelle au sein du « noyau ». Outre les vertus du vivre ensemble, le groupe a unanimement apprécié la dimension « immersive » et « intense » du Cndc, qui leur a offert la possibilité de suivre les cours de danse et d’en donner un aux élèves angevins. Karol Silva, qui accompagnait le quatuor, avait déjà vécu deux expériences françaises avec l’École libre en 2017 et 2018 – année où la chorégraphe française Maguy Marin a transmis May B, pièce phare de son répertoire, au groupe d’élèves cariocas. 

Escola Livre de Dança da Maré © Douglas Lopes

Mais en 2025, elle endossait pour la première fois le rôle de coordinatrice du Núcleo 2, au contact des équipes du Cndc et de la Maison de la Danse à Lyon. « C’était très riche de pouvoir les écouter présenter leur contexte de travail, présenter le nôtre en retour, de nouer des contacts et réfléchir aux projets de l’école. » Cependant, malgré l’horizontalité instaurée dans les échanges, la jeune femme a ressenti une forme de distance avec les problématiques abordées par ses pairs. « Je n’arrivais pas toujours à les concevoir car elles étaient très lointaines pour moi » confie-t-elle.

Plus largement, le groupe brésilien affirme qu’entre la France et le Brésil, « la différence [de structures culturelles] est frappante ». Bento Dias souligne la qualité des équipements dédiés à la pratique de la danse au Cndc, et Michelly Silva raconte qu’« après les cours, les quatre étudiants ont pu aller au théâtre pour un prix très accessible », fait beaucoup plus rare dans leur quotidien à Rio de Janeiro.

À l’inverse, Arô Canazart rapporte que la plupart des élèves du Núcleo 2 « ont déjà un emploi » de jour et « vont à la faculté de danse le soir », où la formation n’est « pas très structurée ». Si les cours de l’École libre sont de haute qualité – plusieurs jeunes artistes ont déjà intégré des écoles de danse renommées, dont P.A.R.T.S. à Bruxelles –, ils requièrent une présence assidue du lundi au vendredi après-midi, compensée par une bourse d’environ 800 reais (moins de la moitié du salaire minimum brésilien). 

Au-delà des inégalités économiques avec la France, le marché de la danse au Brésil est grevé par des disparités à l’échelle interne. « Il y a beaucoup de très bons artistes ici, mais pas assez de structures pour tous les soutenir » explique Michelly Silva. Face à la fragilité du soutien des institutions publiques, les déplacements d’artistes du Brésil vers l’étranger restent rares et précaires. « Quand on a fait la demande de financement, on a reçu un quart de la somme demandée » ajoute Silvia Soter au sujet du voyage des quatre élèves à Angers et Lyon. Le budget de l’école est quant à lui en grande partie financé par le « partenariat avec Redes da Maré et la Fondation des entreprises Hermès » poursuit la directrice pédagogique. 

Même grand écart pour le second quatuor du Núcleo 2, qui se prépare à partir en immersion au Centre de développement chorégraphique La Manufacture de Bordeaux. En sens inverse, le déséquilibre de l’échange est aussi flagrant, puisque le Cndc enverra non pas huit, mais vingt élèves à l’École en novembre suivant. Alors qu’à l’ouest de l’Atlantique les voies de la professionnalisation en danse restent étroites, le Núcleo 2 gravite entre le Brésil et la France tel un électron libre mais instable, dans une course vertueuse, mais toujours à deux vitesses.

Ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris (ENS-PSL), Callysta Croizer est doctorante en histoire à l’Université Paris 8, rattachée aux laboratoires IFG Lab et MUSIDANSE. Ses recherches, soutenues par l’Ambassade de France au Brésil à travers l’aide à la mobilité du REFEB, portent sur la construction du ballet au Brésil dans la seconde moitié du XXe siècle. Depuis 2023, elle écrit des critiques de théâtre et de danse pour Les ÉchosMouvement et Springback Magazine, un média anglophone spécialisé dans la danse contemporaine et initié par Aerowaves.

Douglas Lopes est un photographe et artiste visuel originaire de Maré, à Rio de Janeiro. Son travail se focalise sur la vie quotidienne dans les favelas, mêlant art, mémoire et droits humains. Il a été directeur de la photographie pour
Marielle – The Documentary (Globoplay), film présenté à la Berlinale. Il a oeuvré pour des institutions, comme Fiocruz, USP, The Intercept, NESsT & IKEA Social Entrepreneurship et The Climate Reality Project. Ses œuvres font partie de collections privées et institutionnelles, elles ont été exposées au Brésil et dans toute l'Europe.

Saison Brésil-France 2025
En savoir +

Borda
Chorégraphie : Lia Rodrigues 
les 26 et 27 janvier
au Cndc, Angers

Bruits Marrons
Chorégraphie : Calixto Neto
les 7 et 8 octobre
à Points communs, Théâtre 95, Cergy
du 19 au 21 novembre
à la MC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
dans le cadre de plan D et du Festival d’Automne 2025

OUTRAR
Chorégraphie : Volmir Cordeiro
le 12 décembre
au Hall Tropisme, Montpellier
dans le cadre de Mouvements sur la Ville

Isabelle Launay et Silvia Soter
La Passion des possibles, Lia Rodrigues, 30 ans de compagnie
Editions CND et éditions de l’Attribut, 2021
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