#2 janv 23
À rebours d’une urgence, le VIH/sida habite toujours la danse
Florian Gaité
Les urgences ne s’imposent pas toujours aux esprits. Le virus du VIH/sida en est peut-être la malheureuse illustration, aujourd’hui quasiment neutralisé dans les consciences, comme si le préservatif, les trithérapies et la PrEP – traitement qui empêche l’infection par le virus – avaient suffi à en occulter le danger. Dans cette relative indifférence, le monde de la danse, intimement touché par l’épidémie, fait figure de foyer de résistance au silence. Depuis les années 1990, le VIH/sida s’est en effet solidement ancré dans les corps, les formes, les imaginaires et les discours des chorégraphes, dont beaucoup ont fait de leur pratique un moyen d’articuler travail de mémoire et geste de sensibilisation.
Rassemblant leurs traces et leurs fantômes, plusieurs récentes expositions (« Corps rebelles » au Musée des confluences en 2017, « VIH/sida l’épidémie n’est pas finie » au Mucem en 2022 ou Exposé·es , prévue au Palais de Tokyo en collaboration avec le CN D) et reprogrammations (Mauvais genre d’Alain Buffard au CN D cette année ou le remontage de So Schnell de Dominique Bagouet par Catherine Legrand) participent à constituer une mémoire de ces luttes, en célébrant celles et ceux qui en ont occupé les lignes de front. Le sentiment d’urgence semble avoir cédé le pas à la conscience d’un temps long, dans lequel se lit autant l’histoire que la persistance d’une crise.
Dans le milieu de la danse, le VIH/sida s’est très vite rendu visible. Au tournant des années 1990, l’hécatombe emporte tour à tour Hideyuki Yano (1988), Arnie Zane (1988), Dominique Bagouet (1992), Jorge Donn (1992) et Rudolf Noureev (1993). Pour sortir de la sidération, exorciser les peurs et crier leur colère, les chorégraphes de l’époque portent sur scène les désillusions d’un corps qui, à peine libéré par les événements de mai 1968 et le développement de la danse contemporaine en France, est brutalement renvoyé à sa vulnérabilité. Jusque-là présenté comme sujet performant ou objet de jouissance, il apparaît désormais en situation de survie, tiraillé entre l’évidence de sa précarité biologique et une soif renforcée de vivre.
Avec l’arrivée du VIH/sida, le désir se trouve pris dans une danse macabre, celle du film prophétique de Derek Jarman (Death Dance), devenue danse du ventre de Thanatos en 1991 chez Thierry Smits (Eros délétère). Le deuil semble précipité, imminent : Dominique Bagouet l’évoque avec So Schnell (« si vite » en allemand) avant de mourir deux ans plus tard, la même année que Jorge Donn, danseur emblématique et grand amour de Maurice Béjart, qui lui rend un hommage rock dans Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat. Avec Still/Here de Bill T. Jones, l’agonie fait même spectacle. Travaillant en amont avec des patients en phase terminale, le chorégraphe met en scène des corps vêtus de rouge affaiblis, fatigués et même gisants, au risque de se voir accuser d’exhibitionnisme et de victimisation.
Le champ de la danse ne se limite néanmoins pas à un appel au recueillement. Les chorégraphes veulent agir, suppléer à l’inaction des pouvoirs publics et à la défection de la majeure partie du corps médical, lutter contre la stigmatisation des malades. Dès le début de la crise, Anna Halprin accueille ainsi dans ses ateliers thérapeutiques des séropositifs dont personne ailleurs ne veut, ou ne sait que faire. En 1989, Lloyd Newson écrit quant à lui, avec Dead Dreams of Monochrome Men, un manifeste dansé pour la défense de l’amour entre hommes et de toutes les sexualités dites déviantes et perçues comme coupables ou criminelles.
L’impact du VIH/sida marque le début d’une profonde réforme des codes de l’écriture chorégraphique, de ses sujets, de ses formes et de ses enjeux. Le formalisme spectaculaire et ses horizons esthétiques s’effacent sensiblement des scènes ; on ne combat pas la mort, pense-t-on alors, avec des arabesques. Le nouveau corps qui apparaît est partagé entre la solitude, le désarroi ou l’incrédulité, et une volonté marquée de ne pas se complaire dans la plainte. Hanté par la mort de ses amis séropositifs, Jérôme Bel engage notamment dans sa pièce éponyme une lecture critique des aliénations et des agressions dont le corps contemporain est l’objet.
Mais c’est la radicalité de Good Boy d’Alain Buffard qui provoque, en 1998, une véritable onde de choc. Le chorégraphe y exhibe un corps ralenti, clinique, désérotisé, aussi encombré que démuni, mis en défaut par le contrôle médical et le dressage politique. En déclinant la pièce pour un groupe mixte (Mauvais genre), Buffard appuie son intention de ne pas se figurer en victime, mais de questionner la différence, le genre, les identités en crise et la discipline des corps, soit tout ce que l’épidémie met en jeu.
Dans les années 2000, les morts étant moins nombreuses, plus discrètes, l’expression d’une ère « post-sida » en danse installe l’idée qu’il ne faut pas cesser de rappeler l’actualité de la crise. Cela passe par la mise en forme de l’histoire des séropositifs, qu’il s’agisse avec Thomas Lebrun de remonter le fil d’amours mêlées de répression dans Trois Décennies d’amour cerné (2013) ou avec Trajal Harrell d’héroïser la légende Bagouet, à laquelle il se confronte dans The Ghost of Montpellier Meets the Samuraï (2015).
Ces récits vivants deviennent aussi, articulés à d’autres luttes minoritaires, de plus en plus inclusifs. En 2002, avec We Must Eat our Suckers with the Wrappers, Robyn Orlin décentre ainsi la focale portée sur l’Occident en direction de l’Afrique, devenue le premier continent touché par le virus. Avec Dave St-Pierre, c’est le rôle des personnes transgenres dans la lutte qui est revalorisé et mis à l’honneur. La déconstruction enfin du sentiment de honte ouvre sur la revendication d’un plein droit à la sensualité, qui déjoue la peur du toucher et celle des fluides, un enjeu actuel perceptible notamment dans les travaux de Lili Reynaud Dewar. L’époque remodèle ses imaginaires en célébrant la force d’adaptation du vivant.
Le VIH/sida a été l’un des agents transformateurs les plus puissants de l’histoire de la danse contemporaine, et pourtant son sens excède le seul champ chorégraphique. On ne peut plus en effet saisir l’épidémie à travers le seul prisme de l’expérience individuelle des chorégraphes ni ignorer les profondes métamorphoses qu’elle a initiées dans les représentations du corps. Touché, exposé ou concerné, le corps dansant est toujours dans une certaine mesure une performance collective qui dit un état du monde et de la condition humaine. Quand il danse sur scène, son intimité a une valeur politique. Aussi transmettre son histoire et ses partitions prend-il d’autant plus un caractère d’urgence – pour que ses traces inspirent des formes de vie résistantes, pour faire face à une épidémie encore présente et toujours à venir.
Exposé·es au CN D
Spectacles + performances +
exposition + rencontre + ball
du 09.03 au 13.05.23
cnd.fr
Exposition et programmation conçues
en collaboration avec le Palais de Tokyo.Exposition Pausing
Jimmy Robert
du 09.03 au 13.05.2023Performance Joie noire
Jimmy Robert
09 & 10.03.2023Performance on se connaît de la nuit
Audrey Liebot
10 & 11.03.2023Spectacle Me Too, Galatée
Pol Pi
10 & 11.03.2023Fête Don’t take it personal ball
Lasseindra Ninja
11.03.2023Spectacle WITNESS — Hommage à Harry Sheppard (1992)
Mark Tompkins
du 16 au 18.03.2023Spectacle ENDO
David Wampach
du 16 au 18.03.2023Spectacle We must eat our suckers with the wrapper on... Variation #1
Robyn Orlin
du 23 au 25.03.2023Rencontre Être danseur·euse et vulnérable
Isabelle Ginot
18.03.2023Spectacle Jours étranges (1990)
Dominique Bagouet
du 23 au 25.03.2023Spectacle Mauvais Genre
Alain Buffard
du 30.03 au 01.04.2023Spectacle Dying on Stage
Christodoulos Panayiotou
01.04.2023Spectacle Cold Song
Daniel Larrieu
30 & 31.03.2023