#8 février 25
La danse, une école de la violence ?
Aïnhoa Jean-Calmettes
Au cours d’une enquête de plusieurs mois, la chorégraphe Lola Rudrauf et la journaliste Lola Bertet ont tendu leur micro à des dizaines d’interprètes, chorégraphes, historiennes, psychologues, sociologues et militantes. Leur podcast de six épisodes À corps perdus dénoue l’imbrication de différentes formes de violences dans la danse, mettant au jour tout un système qu’il est urgent de renverser.
Pourquoi souhaitiez-vous traiter des violences dans le milieu de la danse sous la forme d’un podcast ?
Lola Rudrauf : La condamnation de Jan Fabre [en 2022, le chorégraphe flamand a été reconnu coupable de « violence, harcèlement et harcèlement sexuel au travail » – nda], ou plus précisément le fait que si peu d’articles sortent sur le sujet en France, a remué des choses de mon passé. En en discutant avec Lola, je me suis rendu compte que j’avais toujours été confrontée à la violence dans ma carrière de danseuse, mais que j’avais intériorisé ces violences comme allant de soi.
Lola Bertet : Ces discussions nous ont donné envie de traiter ces enjeux en profondeur, dans une série, afin de montrer qu’il s’agit de violences systémiques qui concernent le milieu de la danse dans son ensemble. Le podcast est le média de l’intime et de l’émotion, et il se prête particulièrement bien au récit. Mais nous ne voulions pas que les auditeurs puissent se dire : « C’est horrible, elles n’ont vraiment pas eu de chance ! ». Il était donc nécessaire d’allier une diversité de témoignage avec des analyses pour donner du contexte, déplier les mythologies sur lesquelles ces violences reposent.
Vous commencez par la formation des interprètes avant d’évoquer le début de carrière. Que vous permettait ce choix chronologique ?
L. R. : Pour que la dimension réflexive développée en fin de série soit compréhensible, il était fondamental de poser le cadre dont tout découle : à la fois l’ampleur du phénomène et pourquoi il est si difficile d’en sortir. Ce cadre, c’est quoi ? Des enfants coupés très jeunes de leur famille pour être placés dans des écoles où ils passent leurs journées seuls avec un unique adulte référent, l’enseignant. Le rapport de domination entre des jeunes qui sont des proies et un adulte tout-puissant est présent dès le début… et ne disparaît jamais vraiment. La parole de ma professeure avait plus de poids que celle de ma mère, il fallait que je la suive au mot si je voulais pouvoir un jour danser sur scène. C’est très particulier de se construire dans un tel contexte et cela explique qu’on n’ait pas toujours conscience des limites de son corps, qu’on ne sache pas forcément ce qui est approprié et ce qui ne l’est pas. Beaucoup de nos interlocutrices savaient que quelque chose n’allait pas, mais elles n’arrivaient pas nommer ce dont il s’agissait : des agressions.
L. B. : Peu de personnes se rendent compte de ce qu’est une carrière de danseuse. Être intermittent du spectacle, c’est être constamment assujetti au pouvoir des autres. C’est jongler avec la précarité et l’idée que l’on doit s’investir corps et âme parce qu’on est « remplaçables ». La pression est telle qu’on en vient à accepter des choses qu’on ne devrait pas. La danse étant un métier-passion, les limites entre le personnel et le professionnel sont en permanence brouillées, être désirée par un chorégraphe devient non seulement naturel, mais souhaitable. Évidemment, cela arrange les agresseurs qui, eux, savent très bien ce qu’ils font.
« La danse, telle qu’elle est majoritairement enseignée et pratiquée, est un processus de dépossession de son propre corps qui rend les personnes extrêmement vulnérables »
Les violences dont vous traitez sont multiples. Comment s’articulent-elles ?
L. R. : Chaque témoignage vient en effet apporter un éclairage sur un type de violence – physique, sexiste et sexuelle, raciste, etc. – et, au fur et à mesure des épisodes, on se rend compte qu’elles s’entrecroisent. Leur articulation se joue autour du cliché de la danseuse : blanche, valide, légère – de mœurs, de corps et intellectuellement –, disponible. Ce corps sexualisé, longiligne et sans formes – un idéal forgé par George Balanchine : 15 kilomètres de jambes, un petit buste, surtout pas de poitrine, de fesses ni de poils –, c’est un corps de petite fille, pas un corps de femme. On apprend alors à détester nos corps quand la puberté arrive, on est prêtes à toutes les modifications physiques pour rester dans les cases de la pré-adolescente et pour avoir la silhouette la plus neutre possible. En tant qu’interprète, on doit être une feuille blanche, le simple support de projection de tous les désirs du chorégraphe. Et puisque le corps est notre outil de travail, et qu’on y est réduites, nous n’avons pas le droit à la parole. Cela crée un vrai problème de légitimité quand il s’agit de dénoncer.
L. B. : La danse se situe à la croisée de l’art et du sport de haut niveau, ce qui la rend si extraordinaire, mais aussi poreuse à tout type de violence. Les danseurs et danseuses sont victimes de tous les mythes qui gravitent autour des mondes artistiques, à commencer par celui du chorégraphe-démiurge, créateur suprême qui aurait tous les droits. À cela s’ajoutent les injonctions à la dévotion et à la performance, issues du sport, qui créent des troubles de perception dans le seuil de douleur. Quand on est danseuse, on passe sa journée face à un miroir à décortiquer son corps au microscope, on apprend à passer outre la souffrance, voire à la romantiser, à dompter son corps par le travail, l’effort et la privation de nourriture. Apprendre à danser, c’est apprendre à habiter un corps vitrine, un corps image, pas à le vivre réellement de l’intérieur. La danse, telle qu’elle est majoritairement enseignée et pratiquée, est un processus de dépossession de son propre corps qui rend les personnes extrêmement vulnérables. C’est pourquoi il est urgent de remettre en question la culture et les pratiques de ce milieu. Dans le dernier épisode, on entend des danseuses traumatisées qui essaient de rendre centrales des notions comme le soin et le consentement. Il faut se battre, et elles le font, pour que la danse remette en question ses propres pratiques et puisse rester quelque chose de magique.
Aïnhoa Jean-Calmettes est journaliste culture & idées. Rédactrice en chef du magazine Mouvement de 2014 à 2023, elle continue d’y coordonner les rubriques « Sortir du XXe siècle » et « Après la nature ». Elle poursuit ses réflexions sur les croisements entre création contemporaine et sciences humaines par l’écriture de textes critiques, d’articles d’analyse et d’enquêtes sur le milieu artistique. Elle collabore avec de nombreuses institutions culturelles et modère régulièrement des rencontres.
À corps perdus
Réalisation : Lola Rudrauf et Lola Bertet
Slate Podcast« Harcèlement sexuel dans la danse »
Magazine Mouvement, 2019
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