#3 juin 23
Pionnières toujours, légitimes jamais : qu’en est-il des femmes dans la danse ?
Reine Prat
Le plafond de verre est tenace. Autrice de deux rapports ministériels qui ont fait date sur les inégalités entre femmes et hommes dans les arts du spectacle, en 2006 et 2009, Reine Prat continue d’en mettre en relief les effets, comme en témoigne son livre Exploser le Plafond. Précis de féminisme à l’usage du monde de la culture (Rue de l’échiquier, 2021). En écho à un nouveau rapport de l’ACCN (Association des Centres chorégraphiques nationaux), qui souligne l’érosion de la place des femmes à la direction des CCN en France, elle revient sur les tenants et aboutissants de cette situation.
Aux origines de la danse moderne étaient des danseuses, éblouissantes, héroïnes de l’émancipation des corps, des âmes, des esthétiques : Loïe Fuller, Isadora Duncan, Martha Graham. Puis Trisha Brown, Lucinda Childs, Pina Bausch, Yvonne Rainer ont pris le relais. Les femmes semblaient avoir toute leur place dans la danse. Au début des années 2000, conquérantes et résistantes, leurs jeunes sœurs – Mathilde Monnier, Odile Duboc, Régine Chopinot, Maguy Marin et bien d’autres – tenaient 43 % des parts de direction de CCN, quand les metteuses en scène n’avaient jamais été plus de trois à diriger un Centre dramatique national.
La danse aurait-elle échappé au carcan patriarcal dont on ne cesse de découvrir à quel point il étouffe le monde des arts et de la culture ? Les danseuses et chorégraphes auraient-elles été préservées de l’illégitimité qui frappe de manière systémique toute femme qui prétend prendre la parole et faire acte ? Il faut aujourd’hui renoncer à cette illusion : au 1er janvier 2023, elles ne sont plus que trois à diriger seules un Centre chorégraphique national et leur présence dans les distributions résiste mal à la masculinisation des plateaux (même si cette tendance est difficile à chiffrer). Et l’on nous dit : « Malgré tout, les choses avancent ! » NON. Il y a soudain des fenêtres qui s’ouvrent, puis le volet se referme, violemment.
Ignorant l’héritage des pionnières, trop d’écoles de danse attirent encore des centaines de petites filles, blanches et blondes ou qui rêveraient de l’être : la panoplie – tutu, chaussons, chignon serré – les destinant au mieux à être interprètes. Le désir des petites filles est construit par les politiques publiques, la grande distribution qui leur vend du rose et certains parents complices. Si elles abandonnent la danse, elles y auront du moins acquis un maintien. Pour celles qui aspirent à la chorégraphie, le dossier récent de l’ACCN montre assez les embûches systémiques qui jalonnent leur parcours. Un seul exemple : si les trois directrices de CCN représentent aujourd’hui 16 % des directions, elles ne disposent à ce titre que de 8,7 % des subventions attribuées à ce réseau.
Les femmes ont pratiqué tous les arts, toutes les sciences. Elles ont souvent été à l’origine d’avancées technologiques, défricheuses, jusqu’au moment où leur discipline gagnait en reconnaissance, en attraits symboliques aussi bien que sonnants et trébuchants, en positions et fauteuils à occuper… Et voilà qu’elles se retrouvent sur les strapontins. Ce sont de très vieilles histoires, comme leur éviction de la médecine, qu’elles pratiquaient jusqu’à la Renaissance, ou, plus récemment, leur passage obligé devant la caméra ou leur expulsion des boulots devenus rémunérateurs de l’informatique.
On leur laissait la danse : si on a pu douter que les femmes aient une âme, on n’a jamais contesté qu’elles aient un corps, quitte à les y réduire. La danse donc, c’était possible. Surtout parce que les créatrices, d’abord, chorégraphiaient avec leur propre corps. La danse d’Isadora Duncan, c’est elle. Ni elle ni Loïe Fuller ne s’affichaient chorégraphes, elles étaient danseuses, ce qui n’est pas non plus interprètes, terme qui permet de minorer la part de création de l’artiste, terme que l’on se garde bien d’utiliser quand un metteur en scène donne son interprétation d’un texte : il est auteur. Aussi parce que la danse a longtemps été traitée par le ministère de la Culture comme un art mineur et mise sous tutelle au sein de la puissante Direction de la musique. Avec la création, en 1984, du label Centre chorégraphique national puis, en 1987, de la Délégation à la danse, la danse contemporaine accède à son tour à l’institutionnalisation. Avec l’argent public, la reconnaissance symbolique et médiatique, le pouvoir attachés à la direction d’une institution, le secteur devient attractif, le processus de masculinisation se met en route, immanquablement.
Avec une particularité, semble-t-il : la consécration de nouvelles esthétiques comme la non-danse ou le hip-hop n’aurait-elle pas favorisé ce mouvement ? L’ouverture à la diversité, qui s’est imposée dans les politiques publiques, se conjugue immanquablement au masculin : aucune parmi les danseuses de hip-hop pionnières dans le passage de la rue au plateau n’a à ce jour accédé à la direction d’un Centre chorégraphique national. Ce n’est qu’un exemple. Une étude serait nécessaire pour évaluer les biais de genre et, plus largement, de race et de classe liés aux choix esthétiques et aux différents critères de reconnaissance.
Si la danse a pu gagner du temps, si l’élimination des chorégraphes arrive à contre-temps dans les milieux de l’art, le mécanisme est cependant le même : pionnières mais pas légitimes.Faudra-t-il laisser la conclusion à Charles Pasqua, qui raisonnait à l’Assemblée nationale au milieu des années 1990 : « Évidemment, personne ici ne va dire qu’il est contre une représentation plus importante des femmes ! Mais si on demandait combien d’entre vous sont disposés à démissionner pour laisser leur place à des femmes, combien y en aurait-il ? Alors […] soyons un peu moins hypocrites ! »
Pour ce faire, donnons-nous collectivement les moyens de mettre en œuvre les préconisations de l’ACCN et d’en mesurer les effets, sans tarder.
Reine Prat est agrégée de lettres. Elle a occupé différentes responsabilités dans le domaine des politiques culturelles, au ministère de la Culture, à la mairie de Marseille, aux Affaires étrangères. Elle a dirigé l’association Arcanal, l’Institut français de Marrakech. Elle a été chargée d’une mission sur le multilinguisme en Guyane puis nommée DRAC de Martinique. En 2021, elle a publié Exploser le plafond. Précis de féminisme à l’usage du monde de la culture (Rue de l’échiquier).
Infos
ACCN
accn.fr
Rapports ministériels pour l'égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, aux moyens de production, aux réseaux de diffusion, à la visibilité médiatique.
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↷ De l'interdit à l'empêchement