CN D Magazine

#0 juin 22

Un diamant brut :

Rudolf Noureev vers 1960


Rudolf Noureev dans Le Lac des cygnes, 1960, collections de la Médiathèque du Centre national de la danse - Fonds Rudolf Noureev

Regard d'artiste : Jean-Guillaume Bart, danseur étoile du Ballet de l'Opéra de Paris et chorégraphe

Cette archive inédite nous montre un jeune Noureev, âgé d’une vingtaine d’années, dans ce qui fut probablement l’un de ses tout premiers Lac des cygnes. On le découvre affublé d’une perruque blonde, ce qui nous donne un aperçu du stéréotype du prince tel que ce personnage était perçu dans la tradition soviétique. 

La chorégraphie est sensiblement différente de celles qu’on a l’habitude de voir aujourd’hui (y compris sur la scène du Mariinsky), mais est quasiment identique à la version dansée par Konstantin Sergueïev, dont il reste une trace filmée de 1953. Icône du Ballet du Kirov (aujourd’hui Mariinsky) dans les années 1940, Sergueïev mit en scène de nouvelles versions des grands ballets de Marius Petipa, parmi lesquelles Le Lac des cygnes en 1950, dont Noureev se souviendra pour monter ses propres productions.

On voit à l’image un jeune Noureev à la technique très sûre et à la coordination impeccable, reflets de la qualité de l’enseignement de son maître bien-aimé, Alexander Pushkin. Les combinaisons chorégraphiques rappellent des exercices de cours, ardus et virtuoses : les doubles cabrioles en arabesque de chaque côté dans la coda, les fouettés attitude en diagonale en remontant, les double tours en l’air suivis qu’il intégrera plus tard dans la variation de Rothbart, et ce début de variation diabolique, avec cette « double cabriole en 4e ouverte retombée en 1re arabesque sur plié » !

La danse est bondissante, sans effort ; il semble à peine toucher le sol, à l’image de son aîné, Konstantin Sergueïev, qui devait alors constituer un modèle pour sa génération. Les pirouettes sont extrêmement rapides et il conservera par la suite le retiré au-dessus du genou (rarissime pour l’époque), qui deviendra sa marque de fabrique. On perçoit déjà ce qui fera la particularité de sa danse : cette énergie quasi-animale, des bonds de félin, cette « physicalité » qui le rendra célèbre du jour au lendemain lors de la tournée parisienne de 1961.

Noureev apparaît ici comme un diamant brut. Il faut savoir que nombre de balletomanes soviétiques (même bien des années après sa défection) considéraient Rudolf Noureev uniquement comme un danseur de demi-caractère. Son physique et son style de danse ne cadraient pas avec ce qu’on attendait d’un danseur noble, emploi auquel pouvaient prétendre ses contemporains Youri Soloviev ou Nikita Dolguchine. Toute sa vie durant, Noureev souffrira de cette forme de discrimination, ce qui explique sans doute sa « fascination » durable pour les danseurs nobles, aux corps harmonieux et longilignes.

Son passage à l’Ouest et sa boulimie de nouvelles expériences vont être déterminants dans sa transformation physique et stylistique. Si l’on prend comme point de comparaison le film du Lac des cygnes qu’il a créé pour le Ballet de l’Opéra de Vienne, tourné en 1966, on est saisi par les changements opérés dans sa manière de danser. En quelques années seulement, les jambes se sont affinées, les ports de bras ont gagné en élégance, l’énergie s’est canalisée, tout en préservant les qualités d’élévation de sa jeunesse.

Son travail à Londres au contact de Frederick Ashton et Kenneth MacMillan, à Copenhague auprès de son amant Erik Bruhn, ainsi que ses expériences américaines, lui ont ouvert de nouveaux horizons, y compris dans le domaine de la création dans lequel il se lance. À travers ses trouvailles chorégraphiques, il semble se défier lui-même, en quête d’absolu, à l’image du prince Siegfried auquel il donne une nouvelle épaisseur psychologique.

Après des études à l’École de danse de l’Opéra de Paris, Jean-Guillaume Bart intègre le corps de ballet en 1988 et est nommé danseur étoile en 2000 à l’issue de La Belle au bois dormant. Il est un interprète privilégié des grands rôles du répertoire classique dans les productions de Rudolf Noureev, ainsi que des ballets de G. Balanchine, J. Robbins, J. Neumeier, M. Béjart, W. Forsythe, J. Kylian.
Professeur du Ballet de l’Opéra de Paris depuis 2008 et au CNSMDP de 2012 à 2016, il intervient régulièrement auprès des solistes de l’Opéra de Paris pour transmettre les grands rôles du répertoire.
En parallèle, il chorégraphie de nombreuses courtes pièces s’adressant à des élèves et à de jeunes danseurs, et met également en scène de grands ballets tels que Le Corsaire (2006), La Source pour le Ballet de l’Opéra de Paris (2011), La Belle au bois dormant (2016-17), La Boite à joujoux (Stockholm, 2022).