CN D Magazine

#5 mars 24

Paradox-Sal crew, sœurs de scène marquées par la perte

Nina Payrat

Queen Blood de Ousmane Sy et Paradox-Sal © Timothé Lejolivet


Composé de femmes issues des danses modernes, sociales ou de club et initié par Ousmane Sy – une figure emblématique de la house dance en France – le crew Paradox-Sal voit le jour en 2012. Huit ans plus tard, en pleine création de la pièce One Shot avec elles, le chorégraphe décède d’une crise cardiaque. Cet événement marque l’histoire du groupe, mais pas sa fin. Alors qu’elles ont fraîchement fêté le cap des dix ans d’existence, les danseuses abordent les questions d’identité, de transmission et d’héritage qui aujourd’hui les traversent. Rencontre avec Nadéeya, Valentina, Audrey, Odile et Allauné, cinq des seize membres des Paradox-Sal.

« C’est plutôt rare qu’un collectif composé d’autant de membres fasse une aussi longue route… ». Il y a douze ans, Valentina n’aurait jamais imaginé être toujours aux côtés des quinze autres danseuses du Paradox-Sal crew. Pourtant, lorsque Ousmane Sy – connu aussi sous le surnom de Babson – a initié la formation du groupe, la danseuse reconnaît qu’il insufflait déjà « une vision sur le long terme ». Si l’identité artistique de Paradox-Sal s’est créée autour de la house – cette danse née dans les clubs de Chicago des années 1970-1980, marquée par un jeu de jambes dynamique et un groove fluide – elle s’est surtout caractérisée par la connexion entre ses membres. Ce qui explique en partie la longévité du collectif qui a fêté avec un peu de retard ses dix ans en décembre 2023, sur la scène du Théâtre Paris Villette et avec un programme d’événements à La Place, lieu dédié aux cultures hip-hop à Paris.

« Les individualités sont au service de l’entité » : à l’évocation de ce qui définit les Paradox-Sal, Nadéeya rappelle sans hésiter ce motto qui les accompagne depuis leurs débuts. Elle explicite : « C’est comme un puzzle où chacune représente une pièce, individuellement nous sommes fortes et ensemble on crée quelque chose de plus grand encore. » Avec la house comme esthétique commune, l’identité personnelle et artistique de chaque membre vient s’assembler, sans jamais effacer celle des autres. Odile en témoigne : « Valentina va tout déchirer en house, Audrey va arriver avec son flow incroyable en Dancehall, Allauné va venir “tout manger” au sol… Nadéeya elle, elle sait tout faire ! » Mais c’est l’écoute au sein du groupe qui selon elle a été la clef pour trouver un équilibre au fil des années : « Chacune croit en chaque membre. On se donne la possibilité de tester, essayer et créer… On a toujours eu de l’espace pour porter nos voix. » Une attention fine à l’autre et une complémentarité qui se retrouvent aussi sur scène où, dans leurs spectacles, elles alternent avec aisance les moments d’unissons et de solos.

One Shot de Ousmane Sy et Paradox-Sal © Timothé Lejolivet

Mentionnez le mot « héritage » et c’est le nom de Babson qui se retrouve sur toutes les lèvres, non sans émotions. Le chorégraphe, décédé brutalement en décembre 2020 pendant la création de One Shot, a laissé entre les mains des interprètes une « expérience de vie » qu’elles ne voulaient abandonner sous aucun prétexte. Avec l’appui du Centre chorégraphique national de Rennes et Bretagne dirigé par le collectif FAIR-E, dont Babson était membre, les Paradox-Sal ont continué de faire vivre leur projet et de tourner leurs spectacles. « Il ne s’agissait pas de reprendre une entreprise. Comme dans une famille, c’est une expérience humaine, avec tout l’émotionnel que ça implique… souligne Odile. En réalité même dès le début le concept n’était pas “juste” de former une compagnie. » 

Selon elles, l’héritage serait donc surtout une vision et des valeurs que le chorégraphe leur a léguées, bien au-delà de steps et d’une écriture chorégraphique. Beaucoup mentionnent notamment le fait de valoriser « d’où l’on vient ». Pour certaines, cela signifie ne pas oublier le style de danse avec lequel elles ont commencé, pour d’autres utiliser toutes les étapes de leur vie, même les plus difficiles, pour les mettre au service de leur art. Audrey se rappelle qu’elle avait tendance à souligner ses faiblesses : « Babson me répétait sans cesse : “Tu es forte. Si tu montres à quel point tu es forte dans ce que tu fais les gens oublieront tes points faibles.” » Elles sont toutes fières de pouvoir faire perdurer ce qu’elles ont reçu, mais aujourd’hui, les Paradox-Sal s’interrogent : que vont-elles laisser à leur tour ?

Les Paradox-Sal © Aurélie Chantelly

« Sans transmission la culture meurt. C’est ce qui va permettre à notre art de vivre à travers chaque génération », Nadéeya en est convaincue. Reconnaissante d’avoir pu acquérir autant de savoirs au fil de sa carrière, elle qui est née et a grandi au Cameroun se sent redevable « en tant qu’enfant du pays ». Alors, elle a fait le choix de transmettre ce qu’elle a appris avec les Paradox-sal sur le continent Africain et enchaîne les ateliers et workshops : « Ces danseurs n’ont pas tous la possibilité de voyager, c’est pour moi un moyen de leur donner les mêmes chances d’apprentissage qu’ici. » Pour Odile, c’est un devoir et un cercle vertueux : « Comprendre une culture ne se limite pas aux mouvements et la question de la transmission va au-delà de donner des cours. Tu as une attache aux personnes à qui tu enseignes, elles vont aussi te léguer quelque chose à leur tour. » La volonté de transmettre est une valeur commune, mais Valentina temporise : « Il faut le faire seulement si on a envie de le faire, car c’est aussi une grosse responsabilité. »

« Notre crew est “plus que de la danse” et quand on danse on y met toute notre vie. » Lorsqu’Odile fait le bilan, son lien aux Paradox-Sal dépasse largement les frontières du projet artistique. Passer autant d’années ensemble crée nécessairement des affinités. Pour Allauné et Audrey, la danse n’est par exemple qu’un infime aspect de leur amitié et disent se sentir parfois comme des sœurs. Dans vingt ans, les Paradox-sal se voient encore partager la scène. Audrey fait alors un vœu qui s’adresse à toutes : « Je nous souhaite de nous célébrer, de nous permettre, comme douze ans en arrière, de faire tout ce qu’on veut, de ne pas se poser de limites. »

Nina Payrat est membre de HippoH Mag, un jeune média de référence pour la danse. Son lien avec cet art commence par une quête identitaire mais aujourd’hui, sa passion se manifeste autrement. Elle souhaite utiliser son amour de l’écriture pour raconter les histoires des danseurs et danseuses, pour porter leurs voix aussi loin qu’elle le peut.

Paradox-Sal, 10 ans déjà 
Exposition
Jusqu’en mars à La Place, Paris 

Paradox-Sal Intensive
Workshop
Du 29 mars au 1er avril
Informations et inscription

Queen Blood 
Chorégraphie : Ousmane Sy et Paradox-Sal 
Le 19 mars au théâtre Les Allos, Cluses
Le 11 avril à La Maison, Nevers
Le 18 mai au Theater Heilbronn, Allemagne

One Shot
Chorégraphie : Ousmane Sy et Paradox-Sal 
Les 21 et 22 mars au Théâtre Sénart
Le 13 avril au Théâtre de l’Esplanade, Draguignan
Les 3 et 4 mai au TSQY, Saint-Quentin-en Yvelines