CN D Magazine

#9 juin 25

In memoriam : Dada Masilo, la Sud-Africaine qui a revisité la danse classique

Mary Corrigall

Le Lac des Cygnes (Swan Lake) par Dada Masilo, 2012 © John Hogg


En décembre 2024, la chorégraphe et danseuse sud-africaine Dada Masilo est décédée juste avant son quarantième anniversaire. Figure incontournable en Europe, elle a secoué les scènes contemporaines par son habileté à déconstruire la tradition du ballet classique, en réinventant notamment Le Lac des Cygnes et Giselle. Ses spectacles, imprégnés de son héritage africain, ont marqué toute une génération artistique par leur audace et leur engagement politique.

Si les chorégraphes contemporains Mats Ek et Angelin Preljocaj ont revisité les classiques, la Sud-Africaine Dada Masilo reste une pionnnière en la matière. « C’est comme si le monde attendait qu’arrive quelqu’un comme Dada, qui a donné une dimension africaine très contemporaine à ce qui était jusque-là une forme artistique principalement coloniale », abonde la chorégraphe sud-africaine vivant à Berlin Robyn Orlin.

L’esprit de Dada Masilo continue à habiter la Dance Factory de Johannesburg, devenu un centre névralgique artistique dans la ville natale de la chorégraphe, où elle a commencé la danse à 11 ans. Jeune danseuse déjà « elle était vraiment unique sur scène », se souvient Suzette le Sueur, productrice de cet établissement qui a produit par la suite ses créations. « Elle avait une présence scénique extraordinaire et savait exactement là où elle devait être. Elle était vraiment chez elle sur scène. »

Difficile d’oublier l’énergie et la vigueur qui émanaient de la danse de Dada Masilo. Ses gestes vibrants, qui faisaient trembler son corps comme si un courant électrique le traversait, ont captivé le monde entier. Mais c’est son langage chorégraphique unique, alliant la danse classique et la danse traditionnelle africaine, dans une volonté de retourner complètement les classiques occidentaux, qui a fait sa réputation internationale.

À l’âge de 19 ans, Dada Masilo est partie étudier à Bruxelles, à l’école de la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker, P.A.R.T.S, pendant trois ans. Là, elle découvre le travail de Pina Bausch, autre influence majeure pour elle. Même si, adolescente, Dada Masilo a été captivée par Drumming, œuvre canonique d’Anne Teresa de Keersmaeker, Suzette Le Sueur se souvient que « les deux femmes n’étaient pas d’accord sur tout, mais cela a poussé Dada à développer son propre langage et sa propre vision. »

« Assez tôt dans sa carrière, Dada Masilo a fait preuve d’une conscience sociale très forte, qui a beaucoup influencé les histoires qu’elle souhaitait raconter sur scène », souligne Gregory Maqoma, danseur et chorégraphe sud-africain fondateur de la Vuyani Dance Company basée à Johannesburg. Gregory Maqoma se souvient avoir travaillé avec Dada Masilo sur son premier solo, Swan Lake (Le Lac des Cygnes), dont la première eut lieu à New York en 2016. Cette création, déjouant les normes de genre en s’insurgeant contre l’homophobie, racontait en filigrane l’histoire de sa tante, morte du sida à une époque où cette maladie était très stigmatisée : « Le récit était basé sur un texte qu’elle avait écrit à 16 ans », précise Grégory Maqoma. « À cet âge déjà, elle questionnait la société, ses normes, et elle était très préoccupée par l’avenir de l’humanité. »

The Sacrifice, Dada Masilo, 2022 © John Hogg

Pour le public sud-africain, la vision artistique de Dada Masilo avait d'autant plus une portée politique, puisqu'elle questionnait la domination culturelle des pays occidentaux et célébrait des traditions africaines dévalorisées. Ce travail, Dada Masilo l’avait entamé bien avant que le terme de « décolonisation » ne soit popularisé. Elle s’opposait à l’establishment, et questionnait les normes genrées, raciales et sexuelles. Avec son crâne rasé, elle avait l’air un peu punk et provocatrice. « Je ne veux pas juste être un corps dans l’espace. Je veux ouvrir un dialogue autour de questions comme l’homophobie et les violences conjugales… », avait dit Dada Masilo dans une interview avec Susan B. Apel. Sa création de 2017, Giselle, par exemple, mettait en scène des femmes se vengeant des hommes maltraitants avec l’aide d’une sangoma (une guérisseuse africaine). 

Les critiques louaient souvent la « fraîcheur » du point de vue de Dada Masilo, ce qui faisait surtout référence à son habileté pour combiner danse traditionnelle africaine et répertoire classique. Même si ses créations ont souvent été auréolées de succès critique, en Europe, elle a aussi été confrontée à des critiques négatives. « Ceux et celles qui ne veulent pas trop qu’on touche aux classiques n’ont pas bien compris son propos », regrette Grégory Maqoma. « Elle s’est fait massacrer par certains critiques, qui se focalisaient sur des détails mineurs, comme par exemple le fait qu’elle ne pointait pas le pied à tel ou tel moment. » Cela ne l’a pas empêchée de recevoir le prix des critiques britanniques en 2020, le National Dance Award, récompensant la performance féminine contemporaine de l’année pour son interprétation du rôle-titre dans son Giselle, ainsi que le Positano Leonide Massine Lifetime Achievement Award l’année dernière, dans la catégorie meilleure chorégraphe contemporaine. 

Pour préparer sa dernière création inspirée de la musique de Stravinsky, Le Sacrifice, en 2021, Dada Masilo a passé des mois à travailler avec un spécialiste de la danse Tswana, comme l’a rapporté le chorégraphe David April, qui a collaboré avec elle sur de nombreux projets et nous a quittés tragiquement en mai dernier. « Elle voulait vraiment comprendre ces gestes et les faire sien avant de les transmettre aux danseurs et danseuses », se souvenait-il. « Quel que soit le vocabulaire avec lequel elle travaillait, elle voulait en avoir une parfaite maîtrise et le comprendre en profondeur. » Pour lui, Dada Masilo n’a jamais eu l’intention de casser les codes : elle n’a fait que suivre le seul chemin qui faisait sens pour elle en tant qu’artiste.

Mary Corrigall est curatrice du festival HEAT à Cape Town. Elle est basée dans cette ville d’Afrique du Sud et écrit régulièrement sur les arts de la scène.