CN D Magazine

#8 février 25

Le document insolite : Nijinski à Londres, le rendez-vous manqué

Marie-Odile Guellier

Lettre de Gladys Ripon à [misia] Edwards [madame J. M. Sert]. Londres, mars 1914


À la veille de la Première Guerre mondiale, les Ballets russes, créés en 1909 par le mécène Serge de Diaghilev (1872-1929), connaissent un véritable triomphe, la compagnie multipliant les tournées en Europe et sur le continent américain. Cependant, les relations entre Diaghilev et Vaslav Nijinski (1889-1950), danseur et chorégraphe de L’Après-midi d’un faune en 1912 puis de Jeux et du Sacre du printemps, se dégradent brutalement. Exclu des Ballets russes et après avoir renoncé à intégrer le ballet de l’Opéra de Paris, le célèbre artiste tente de s’installer à Londres.

Au début de l’année 1914, à l’instigation du directeur du Palace Theatre, Nijinski fonde une compagnie qui intègre sa sœur Bronislava Nijinska. Le premier programme qu’il présente dès le mois de mars est composé des Sylphides et du Spectre de la rose. Mais l’accueil du public est mitigé. Le critique britanique Cyril de Beaumont note dans ses Mémoires : « La magie d’autrefois avait disparu. » De son côté, Bronislava, qui danse avec son frère dans Le Spectre de la rose, déclare : « Il dansait mieux que jamais mais l’étincelle, l’enthousiasme qui animait son être, l’élévation qui marquait chacun de ses mouvements, n’étaient plus là. » Surmené et de plus en plus nerveux, l’artiste tombe malade. C’est la fin de cette brève aventure londonienne.

Cet échec a un énorme retentissement au sein de la haute société londonienne où Nijinski compte de nombreux admirateurs et soutiens. Parmi eux, la marquise de Ripon occupe une place de choix. Née en 1859, Constance Gwladys Robinson – qui se fait appeler Gladys – est une grande mécène des arts en Grande-Bretagne, particulièrement ouverte à l’avant-garde étrangère. D’ascendance aristocratique, elle épouse, en 1885, Frederick Robinson, marquis de Ripon. Proche d’Oscar Wilde, qui lui dédie sa pièce de théâtre A Woman of No Importance (1893), Gladys Ripon soutient particulièrement le Royal Opera House. Grande amatrice de ballet également, elle se lie d’amitié avec Nijinski et Diaghilev.

Figurant parmi les quelque 300 lettres de la donation Gilberte Cournand, le courrier présenté ici fait partie d’une série de 4 lettres probablement envoyées entre janvier et mars 1914 par la Marquise à son amie parisienne la mécène, égérie et pianiste Misia Sert (1872-1950), amie proche de Diaghilev. Gladys Ripon y déplore la piètre qualité des représentations auxquelles elle vient d’assister. Cette déception est d’autant plus forte que cette dernière exprime à l’égard de Nijinski une admiration profonde. Dans une autre lettre de cette correspondance, elle plaide d’ailleurs explicitement pour que Diaghilev réintègre le danseur à sa troupe. Elle écrit à Misia Sert : « Serait-il encore possible d’engager Nijinsky ? Pouvez-vous y faire quelque chose ? » Se jouent ici les liens de compagnonnage et d’amitié entre les artistes et leurs protecteurs mais aussi entre les mécènes eux-mêmes. Soit tout un microcosme particulier dont l’action et l’attention dépassent le simple soutien financier.

Chère amie,

Nous nous intéressons tellement toutes les deux à la même entreprise que je tiens à vous faire part tout de suite de l’impression que m’a fait la représentation de Nijinski hier – c’était d’une tristesse morne – une imitation enfantine et puérile des ballets de Fokine. Je me sentais partagée entre le chagrin d’accepter le four d’un artiste que j’ai admiré plus que n’importe qui et la satisfaction de me rendre compte qu’il est absolument incapable de faire de la concurrence aux « Ballets russes » en quoi que ce soit sauf comme souvenir de ce qu’il a été. Je vous supplie de garder tout ceci pour vous et de ne le raconter à personne excepté Diag. Surtout pas à Cocteau, Bakst, etc., car Nijinsky n’a rien fait contre moi, je lui dois toujours une dette lumineuse de reconnaissance pour les impressions artistiques qu’il m’a données. Et quoique je plains beaucoup notre cher ami Diag de l’épreuve pénible par laquelle il a passé pendant son séjour ici cette fois ; je plains aussi de tout mon cœur ce pauvre petit être qui n’a jamais eu le temps de digérer toute l’éducation artistique qu’on lui a imposée, l’importance qu’on lui a exigée, et l’adulation qu’on lui a prodiguée pour si peu d’années ! Je compte arriver à Paris le 15 de ce mois et vous revoir quand nous reparlerons de tout ceci.

Souvenirs affectueux,

Gladys Ripon

Au sein du département patrimoine, audiovisuel et éditions du CN D, Marie-Odile Guellier est documentaliste-archiviste.

Références complémentaires

C.W. Beaumont
Bookseller at the ballet. Memoirs 1891 to 1929, incorporating the Diaghilev ballet in London
Londres, 1975, p.149

Guillaume de Sardes
Nijinsky : sa vie, son œuvre
Hermann, 2006. p.120

Donation Gilberte Cournand
Médiathèque du CN D
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