CN D Magazine

#2 janv 23

Quand le cinéma occupe les scènes de danse

Claudine Colozzi


Peaky Blinders : The Redemption of Thomas Shelby, Rambert © Johan Persson

En 2023, le Ballet de l’Opéra national du Rhin s’apprête à présenter deux ballets inspirés de longs-métrages : Les Ailes du désir, repris au Théâtre du Châtelet en mars-avril, puis une création, On achève bien les chevaux. Si le phénomène n’est pas nouveau, les transpositions de films – voire de séries télévisées, comme récemment Peaky Blinders outre-Manche par la compagnie Rambert – se multiplient aujourd’hui dans la création chorégraphique. Un signe de l’évolution des sources d’inspiration narratives dans la danse.

États-Unis, 1929. Poussés par le désœuvrement et la misère, Gloria et Robert s’inscrivent à l’un des marathons de danse organisés dans tout le pays, dans l’espoir de décrocher la prime. Tous les deux sont prêts à danser jusqu’à en crever. C’est l’argument d’On achève bien les chevaux, sur lequel le chorégraphe et directeur du Ballet de l’Opéra national du Rhin Bruno Bouché travaille avec Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, à la tête de la Compagnie des Petits Champs, pour un projet mêlant danseurs et comédiens « dans un même mouvement narratif ».

Ce n’est pas la première fois que Bruno Bouché s’inspire d’un scénario de cinéma. Fin mars, au Théâtre du Châtelet, le public parisien découvrira Les Ailes du désir, que le chorégraphe a imaginé d’après le film de Wim Wenders. « Quand il a été question de réfléchir à un projet pour le ballet avec comme thématique la nouvelle dramaturgie, une nouvelle façon de raconter des histoires sur un plateau, je me suis souvenu de ce film, explique-t-il. La danse bénéficie d’un petit répertoire par rapport à l’art lyrique. On tourne avec une dizaine de grands classiques. L’idée était de chercher des œuvres pas encore transposées. »

Adapter des films est déjà, depuis une dizaine d’années, un phénomène très en vogue au théâtre. De manière symbolique, la Comédie-Française a ainsi ouvert son répertoire à des scénarios, en faisant appel à des metteurs en scène rompus à l’exercice : Ivo van Hove pour Les Damnés en 2016, ou encore Christiane Jatahy, qui a transposé La Règle du jeu de Jean Renoir l’année suivante.

Moins nombreuses, les transpositions chorégraphiques de films sur scène ne sont pour autant pas une nouveauté. Créé à Milan en 1967, La Strada de Mario Pistoni, conte cruel et lyrique inspiré du néoréalisme fellinien, est l’un des ballets les plus emblématiques de la scène italienne. Peu donné en France, il a été remonté en 2015 par le Ballet de l’Opéra national du Rhin. Il faut également citer l’adaptation en 2008 pour le Ballet de l’Opéra de Paris des Enfants du paradis, le film de Marcel Carné, par José Martinez, alors danseur étoile. Le Britannique Matthew Bourne s’est quant à lui inspiré d’Edward aux mains d’argent de Tim Burton ou encore des Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger.

Mais le phénomène s’étend également à l’univers des séries télévisées, fictions longtemps moins légitimes, mais dont certaines bénéficient aujourd’hui d’une aura parfois supérieure aux œuvres cinématographiques. Ainsi, outre-Manche, la compagnie Rambert a créé l’événement en septembre 2021 avec un spectacle de danse théâtrale inspiré d’une série culte : Peaky Blinders. Benoit Swan Pouffer, son directeur artistique, s’est associé à Steven Knight, le créateur et scénariste de Peaky Blinders, qui a écrit une histoire inédite autour de ce gang de criminels – une sorte de préquel.

« On se plonge dans la psychologie des personnages, indique Benoit Swan Pouffer. Ma mission a consisté à raconter comment et pourquoi les personnages en sont arrivés à devenir des “Peaky Blinders”. » Selon le chorégraphe français, inutile d’avoir suivi les six saisons de la série pour apprécier Peaky Blinders : The Redemption of Thomas Shelby. En revanche, la notoriété de cette source d’inspiration peut mobiliser un nouveau public. « Ce spectacle peut titiller la curiosité de spectateurs qui ont aimé la série, se réjouit-il. Il peut ainsi donner l’opportunité à des gens qui ne sont jamais allés voir de la danse de se rendre compte de ce que le corps peut exprimer sans la parole. » L’entreprise peut se révéler périlleuse, tant certaines fictions connues sont ancrées dans la mémoire collective. L’équipe de Wim Wenders a très vite répondu favorablement à la demande de Bruno Bouché, et a posé comme unique condition de ne pas utiliser d’images tirées du film dans le spectacle – ce qui n’a pas rebuté le chorégraphe. Toutefois, au fur et à mesure de l’avancée du projet, la pression a commencé à monter : « Je suis parti en sachant que certaines personnes avaient ce film dans la rétine, mais je me suis forcé à ne pas trop le regarder. »

Les Ailes du désir, Bruno Bouché – Ballet de l'Opéra national du Rhin © Agathe Poupeney

Si le premier acte évoque très clairement le film, le chorégraphe a choisi de s’en affranchir pour le deuxième acte en s’emparant de l’image finale – barrée par les mots « À suivre » – pour digresser sur la question de l’incarnation. « Au final, c’est une évocation, suggère Bruno Bouché. J’étais persuadé que la danse pouvait rendre compte de ce que Wim Wenders a cherché à saisir dans ce film : la beauté simple de la vie. »

À l’inverse, José Martinez, nouveau directeur de la danse de l’Opéra de Paris, a « beaucoup vu le film de Marcel Carné » au moment de créer Les Enfants du paradis, se souvient le réalisateur François Roussillon. Ce dernier avait soufflé à Brigitte Lefèvre, alors à la tête de la compagnie, l’idée de transposer le film, et a travaillé avec José Martinez à l’adaptation. L’équipe a prudemment choisi de garder des scènes du film – « par exemple, les séquences de pantomime du mime Baptiste Deburau ont été retranscrites à partir du film », explique François Roussillon – tout en s’autorisant quelques coupes dans le scénario, que seuls les fins connaisseurs du film sont susceptibles d’identifier.

Au final, ces adaptations peuvent aboutir à des objets scéniques hybrides, entre hommage et tentative d’émancipation. Leur pari est que le public reçoive l’œuvre sans qu’interfèrent des attentes disproportionnées. Dans le cas d’On achève bien les chevaux, qui sera créé à Châteauvallon en juillet, paradoxalement, aucun chorégraphe ne s’était jamais emparé du texte de l’Américain Horace McCoy, qui date de 1935, « alors que la danse est au cœur du propos » comme le souligne Bruno Bouché. Le projet entend « réinterroger la notion de danse-théâtre » : chaque interprète devra puiser dans « ses propres forces physiques » pour incarner le propos.

Comme nombre d’artistes qui adaptent des œuvres existantes, l’équipe d’On achève bien les chevaux cherche à démontrer par ce procédé la contemporanéité de sa source d’inspiration. Les trente-huit danseurs et comédiens au plateau feront une proposition déconnectée de la crise de 1929 et ancrée plutôt dans « la condition actuelle de l’artiste, son rapport au monde et sa place dans la société , explique Bruno Bouché. Un parti pris nécessairement éloigné de la version cinématographique de Sydney Pollack, et véritable numéro d’équilibriste pour l’équipe artistique.

Les Ailes du désir
chorégraphie Bruno Bouché
Ballet de l'Opéra national du Rhin
du 29.03 au 1.04. 2023
Théâtre du Châtelet
chatelet.com

On achève bien les chevaux
Adaptation, mise en scène et chorégraphie
Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger, Daniel San Pedro
Création juillet 2023