CN D Magazine

#7 octobre 24

Marco da Silva Ferreira ne craint pas le conflit, il le chorégraphie

Bisonte, Marco Da Silva Ferreira © D. Matvejevas


D’abord nageur, ensuite danseur autodidacte, aujourd’hui chorégraphe. Depuis ses premiers spectacles confidentiels jusqu’à son acclamé C A R C A Ç A, Marco da Silva Ferreira trace sa route en mélangeant les disciplines. Les danses de rue rencontrent le classique, le clubbing percute le folklore. C’est précisément dans ces frottements que l’artiste portugais trouve une précieuse force politique : la conflictualité.

Quoi qu’en dise l’époque, les frontières n’abritent pas seulement peurs et fantômes. Elles sont aussi des lieux d’invention, de métamorphose et de pensée. Marco da Silva Ferreira le sait : il a fait de la scène une zone trouble à explorer. « J’aime être à l’endroit où les choses se rencontrent. Je suis toujours en quête des limites : entre les styles de danses, les techniques, les zones géographiques, les temporalités historiques… » et les genres, aurait-il pu ajouter. Dans Bisonte (2019) les six interprètes craquèlent à la fois les codes de l’ultra-virilité des communautés hip-hop et ceux de la féminité performée des scènes queer.

Décharge d’énergie, percussions sourdes et beats qui résonnent jusque dans la poitrine des spectateurs : ces « rencontres » orchestrées de pièces en pièces par Marco da Silva Ferreira ont des allures de crashs méticuleusement contrôlés. Remisant au placard les utopies du « vivre ensemble » et l’universalisme naïf, le chorégraphe fait le choix de la « friction ». Avec Salão Pavão (2023) – que le public lyonnais pourra découvrir en janvier, à l’occasion d’une carte blanche consacrée au chorégraphe à la Maison de la Danse –, il invite les danses de salon en boîte de nuit. Fantasie Minor (2022), sa pièce tout-terrain spécialement pensée pour les espaces non dédiés au spectacle, remixe de son côté une partition de Schubert en la patinant d’influences house, électro et dance-hall. « Comme si deux plaques tectoniques entraient en contact. Toutes mes pièces reposent sur la conflictualité », explique-t-il.

Avec sa trajectoire de comète, la carrière de l’artiste portugais fait figure d’OVNI dans le milieu de la danse contemporaine où l’émergence est, pour beaucoup, un long purgatoire. Marco da Silva Ferreira ne partait pourtant pas avec de l’avance : il n’a pas posé le pied dans un studio de danse avant ses 16 ans. « Depuis que je suis tout petit, j’ai un lien avec la musique et le mouvement. J’ai fait du piano, mais jusque-là pas de danse. J’avais un peu honte de ce désir et l’impression qu’en tant que garçon, je n’avais pas le droit. » Il lui faudra passer par un burn-out et abandonner la natation, qu’il pratiquait à un niveau semi-professionnel, pour franchir le pas : « Parfois, la tristesse et la frustration sont si intenses qu’on s’autorise à se confronter à certaines choses qui nous paraissaient jusqu’alors impossibles. »

C A R C A Ç A, Marco Da Silva Ferreira © Cláudia Crespo

Bientôt, il enchaîne les cours – de hip-hop new style, puis de popping et de jazz – et passe son temps libre à s’entraîner. Deux ans plus tard il devient professeur et chorégraphie ses premières pièces pour les spectacles de fin d’année de ses élèves. Le glissement vers la danse contemporaine ne tiendra qu’à un fil : son allergie aux podiums. « J’ai remarqué un très beau parallèle entre le freestyle hip-hop et l’improvisation dans le contemporain, mais à cause de mon passé de nageur, les battles déclenchaient chez moi un esprit de compétition. Ce dont je voulais vraiment me débarrasser. »

En 2012, il compose Nevoeiro 21, un premier solo, suivi l’année suivante de Réplica… éplica… éplica, pièce avec laquelle il est malgré lui rattrapé par les prix et les récompenses. En parallèle, il danse professionnellement pour des chorégraphes de renommée internationale tels Tiago Guedes et Hofesh Shechter, dont il revendique ouvertement l’influence. Dans leurs pièces, la recherche incessante d’états de corps prend le pas sur l’écriture de phrases chorégraphiques. La virtuosité et la technique ne sont jamais au service d’une quelconque perfection. Le jeu avec les limites physiques des interprètes n’a rien de gratuit et vient en permanence souligner d’autres limites, émotionnelles ou narratives. Et si les dynamiques d’ensemble portent l’intensité à incandescence, elles n’annulent jamais la singularité de chaque danseur.

a Folia de Marco da Silva Ferreira © Laurent Philippe

Cette dialectique entre le groupe et l’individu prend une acuité toute particulière dans les deux dernières créations de Marco da Silva Ferreira. Tirant le fil chorégraphique des footwork – jeu de jambe rapide des danses de rue et de club – et de leur puissance rythmique, C A R C A Ç A (2022) convoque le folklore portugais, instrumentalisé par la dictature de Salazar pendant cinquante ans, en l’associant à la vitalité des cultures afro-descendantes. « Qu’est-ce qu’une culture quand elle n’est plus qu’une forme vide, une carcasse sans viande ni vie ?, demande-t-il. L’identité collective peut-elle vraiment être décidée et imposée d’en haut par le pouvoir ? Ne devrions-nous pas être invités à réfléchir à ce “nous” que nous sommes censés être, et à l’affirmer ? » 

Sous une autre forme, ses interrogations se poursuivent dans a Folia (2024), chorégraphiée pour le Ballet de Lorraine : où y situer l’origine du mouvement qui meut l’ensemble de vingt-deux danseurs ? Au centre ou à la périphérie ? Dans toutes ces communautés scéniques où la diversité devient source de puissance, précisément parce qu’elle n’est ni lissée ni apaisée, se dessine alors une certaine idée de la démocratie. Bien plus complexe, vibrante et dynamique que notre système institutionnel qui en porte pourtant le nom.

Aïnhoa Jean-Calmettes est journaliste culture & idées. Rédactrice en chef du magazine Mouvement de 2014 à 2023, elle continue d’y coordonner les rubriques « Sortir du XXe siècle » et « Après la nature ». Elle poursuit ses réflexions sur les croisements entre création contemporaine et sciences humaines par l’écriture de textes critiques, d’articles d’analyse et d’enquêtes sur le milieu artistique. Elle collabore avec de nombreuses institutions culturelles et modère régulièrement des rencontres.

C A R C A Ç A
Chorégraphie : Marco Da Silva Ferreira
les 15 et 16 novembre à ROHM Kyoto, Festival Kyoto Saitama

« Cosmologies »
Carte blanche à Marco da Silva Ferreira à la Maison de la danse de Lyon
du 15 au 18 janvier 2025

A Folia
Chorégraphie : Marco Da Silva Ferreira avec Le Ballet de Lorraine
le 5 décembre au Carreau Scène nationale, Forbach
les 5 et 6 février au Tandem, Douai
le 10 avril à La Rampe, Échirolles
du 5 au 7 mai à la Grande Halle de la Villette avec Chaillot - Théâtre national de la danse, Paris

Fantasie minor 
Chorégraphie : Mar­co da Sil­va Ferreira
le 20 novembre au Théâtre le passage, scène conventionnée, Fécamp
le 6 février 2025 au Quatrain, Haute-Goulaine
les 27 et 28 février 2025 au Quartz, scène nationale, Brest dans le cadre du festival DansFabrik