#10 octobre 25
Le Tao Dance Theater,
la Chine et la postmodern dance
Hentyle Yapp
13, Tao Dance Theater © Fan Xi
Rare compagnie chinoise contemporaine présente sur les scènes occidentales, le Tao Dance Theater s’inspire des esthétiques locales, mais aussi du formalisme de la danse postmoderne et de ses héritiers. Le chercheur Hentyle Yapp explore la singularité du Tao Dance Theater, dont l’esthétique redéfinit notre vision des danses non-occidentales en dépassant l’antagonisme de l’universel et du particulier.
Né en 2008 de la collaboration entre Tao Ye, Duan Ni, et Wang Hao, le Tao Dance Theater a rapidement fait irruption sur les scènes de danse moderne et contemporaine internationales. Elle a acquis sa réputation grâce à la pièce 4 (2012), qui a propulsé la compagnie au rang des compagnies chinoises les plus connues à l'international, avec des tournées en Australie, en Asie, en Amérique du Sud, aux États-Unis, au Canada et en Europe.
Spectacle d’une trentaine de minutes, 4 est emblématique de l’esthétique de la compagnie : expérimentations formelles, parfois véloces, où des mouvements explosifs provoquent des ricochets kinétiques à travers les corps, avec un engagement musculaire minimum. Aujourd’hui encore, la compagnie choisit des nombres pour intituler ses créations, partant de 2 jusqu’à 16 et 17 pour les plus récentes.
Comme Tao Ye, l’un des chorégraphes, a été formé à Chongqing et a travaillé avec le Jin Xing Dance Theater et la Beijing Modern Dance Company, la plupart des journalistes a cantonné cet artiste et cette compagnie à un contexte chinois. Il en va de même pour l’opinion publique. Pourtant, son approche du mouvement, du son et des costumes s’inspire d’une longue tradition d’expérimentations esthétiques et formalistes, ce qui a mené certains critiques à le comparer à d’illustres artistes américains et européens à l’instar de Lucinda Childs ou Anne Teresa De Keersmaeker.
Cette approche formaliste peut être vue comme un prisme large pour appréhender l’écriture du Tao, ou bien une esthétique en contraduction avec sa culture chinoise. Pourtant, le Tao Dance Theater n’est ni une parfaite représentation de compagnie chinoise, ni un exemple de l’esthétique moderne ou contemporaine en danse. Au contraire, l’esthétique unique du Tao Dance Theater et les généalogies dans lesquelles il s’inscrit permettent d’élargir notre compréhension d’une danse non-occidentale en plein essor.
16, Tao Dance Theater © Fan Xi
17, Tao Dance Theaer © Fan Xi
Tao Ye a été initié à la danse dans une troupe de l’armée. Au détour d’un cours, un professeur du Jin Xing Dance Theater de Shanghai lui fait découvrir les esthétiques moderne et contemporaine. Peu après, Tao Ye commence à travailler avec deux des plus grandes compagnies de danse moderne en Chine. Dans l’écosystème de la danse chinoise, le Tao Dance Theater s’ancre dans l’héritage de générations de danseurs venus de Chine, de Taiwan, du Japon et de Hong Kong. Les chorégraphes Lin Hwai-Min, Shen Wei, Yin Mei, et Eiko Koma, entre autres, ont posé les fondements de modernes et contemporaines à travers l’Asie et via la diaspora asiatique, et ont contribué à élargir notre conception de cette danse.
En plus de ces influences, le Tao Dance Theater embrasse un vocabulaire chorégraphique privilégiant l’expérimentation gestuelle, s’inspirant par exemple de la release technique de Trisha Brown, pour nourrir une recherche formaliste. Depuis sa formation en danse moderne en Chine, Tao Ye a bâti ce qu’il appelle un « système de mouvements circulaires ». Pour produire un mouvement, le chorégraphe demande à ses interprètes d’activer tous leurs membres et articulations afin d’explorer les relations entre différents points : celui qui déclenche le mouvement, un autre qui connecte un point à un autre, et le mouvement qui part d’un seul point.
Ce système dans son ensemble enseigne aux danseurs à développer un double sens du contrôle et du lâcher-prise. À travers ces explorations, la compagnie utilise le corps pour ses investigations formalistes, dans l’esprit de Merce Cunningham, Lucinda Childs, Ralph Lemon ou Boris Charmatz. Le Tao Dance Theater partage avec ces chorégraphes la volonté d’explorer les possibles de la danse, afin d’élargir et de repenser notre manière de comprendre le mouvement, le corps, la danse, le temps et l’espace.
14, Tao Dance Theaer © Fan Xi
La compagnie poursuit et surpasse ces deux héritages, qui s’étendent de l’Asie au reste du monde. Ce n’est pas seulement l'exemple d'une compagnie chinoise, ni un membre parmi d’autres d’une communauté chorégraphique universelle, centrée sur le formalisme et l’expérimentation. Le Tao Dance Theater est les deux à la fois, ce qui déjoue les catégorisations et représentations simplificatrices.
Combiner ces perspectives permet de s'interroger : comment les artistesont puisé dans leurs contextes pour mobiliser des esthétiques plus larges et universelles, non seulement Tao Ye dans la Chine d’aujourd’hui, mais aussi Merce Cunningham aux États-Unis dans les années 1960 ? Pourquoi les discours sur la danse ne permettent-ils pas d’envisager l’articulation de l’universel et du particulier ?
Le Tao Dance Theater ouvre ce débat à l’heure où de plus en plus de compagnies, éloignées des principaux centres névralgiques de la danse contemporaine et moderne (supposément les États-Unis et l’Europe de l’Ouest), parcourent le monde. Ces dernières ne sont pas seulement un reflet de leurs contexte local, réduisant la danse à un cliché ethnographique, ni les partisans d'un langage universel centré sur le mouvement. Elles offrent plutôt la possibilité de comprendre leur travail selon leur propres termes, au-délà des stéréotypes.
Hentyle Yapp est maître de conférences en études théâtrales à l’Universié de Californie, à San Diego. Il est l’auteur de Minor China: Method, Materialisms, and the Aesthetic et le co-éditeur de Saturation: Race, Art, and the Circulation of Value. Ancien danseur professionnel, il a dansé avec de nombreuses compagnies à New York, Taiwan et San Francisco.
16 and 17
Chorégraphie : Tao Dance Theater
du 16 au 17 octobre
à Daehakro Arts Theater
dans le cadre du Festival à Séoul de Dance Reflections by Van Cleef and Arpels