CN D Magazine

#3 juin 23

Conversation critique : Danse immersive, mais pour qui ?

Hang Huang

 


Forêt, Anne Teresa de Keersmaeker, Rosas, Musée du Louvre, 2022. Photo Anne Van Aerschot

De l’intervention de (LA)HORDE au Théâtre de Chaillot au trio présenté par Nadia Vadori-Gauthier au Musée d’Art Moderne de Paris, les performances immersives ont eu une place de choix dans les programmations parisiennes cette saison. S’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau dans l’histoire de la danse, le dynamisme des formes immersives leur permet de toucher de nouveaux publics aujourd’hui. Pour saisir ce qui s’y joue, du côté des artistes comme des spectateurs, le critique de danse Hang Huang a rencontré le chorégraphe italien Alessandro Sciarroni et Elena Giannotti, qui a participé à l’exposition performative de ce dernier, DREAM. Dans ce dialogue, ils reviennent sur leurs expériences croisées autour de DREAM ainsi que de Forêt, présenté par Anne Teresa De Keersmaeker & Némo Flouret au musée du Louvre en novembre et décembre 2022. 

Forêt, Anne Teresa de Keersmaeker / Nemo Flouret / Rosas, Musée du Louvre, 2022. Photo Anne Van Aerschot

Hang Huang : Commençons par l’espace dans lequel DREAM a été mis en scène : comment l’avez-vous choisi au Centquatre ?

Alessandro Sciarroni : Le Centquatre ne nous l’avait pas initialement proposé, mais j’étais allé voir des expositions là-bas et j’aimais bien son côté caché, ainsi que les murs qui s’y trouvent. Avec Valeria Forti, qui a conçu les lumières, nous l’avons rendu moins sombre, plus mélancolique.

Hang Huang : Il m’a évoqué un appartement dont les fenêtres seraient illuminées par des couleurs chaudes. Comment est arrivée l’idée de cette performance immersive ? 

A. Sciarroni : Pendant le deuxième confinement, en Italie, j’ai décidé d’accepter une résidence avec Matteo Ramponi et Marta Ciappina, qui sont dans DREAM. Au bout de quelques jours, je me suis retrouvé à me lever de ma chaise et à marcher vers eux, de plus en plus près. J’étais fasciné par les petits détails, comme le mouvement d’un doigt, qu’on peut difficilement voir dans un format théâtral traditionnel. Être proche des danseurs change vraiment la qualité et la forme du mouvement.

Elena Giannotti : Après cette première résidence, Alessandro nous a appelés. On a commencé à imaginer comment créer un environnement [qui pourrait nous permettre] de rester des heures avec le public.

A. Sciarroni : On a dû limiter l’amplitude des mouvements, puisque les gestes trop grands empêchent les spectateurs d’approcher les danseurs.

E. Giannotti : Et la présence du public nourrit notre mouvement.

A. Sciarroni : La majeure partie de la chorégraphie est créée en temps réel à partir de l’imagination des danseurs, de leurs souvenirs et de leurs émotions.

H. Huang : Les danseurs peuvent-ils changer des choses ?

A. Sciarroni : Rien n’est écrit, tout peut évoluer. À Paris, occuper quatre pièces différentes était quelque chose qui m’inquiétait au début, mais en réalité, ça a été un vrai cadeau, et ça a poussé le public à se déplacer plus. 

E. Giannotti : La dernière résidence en Italie était dans un seul espace, avec le pianiste au centre ; les danseurs pouvaient se voir à chaque instant. C’était une énergie différente.

H. Huang : Pour moi, le fait de ne pas pouvoir tout voir fait partie de l’intérêt des performances immersives. Se retrouver seul avec un danseur, ça peut être une expérience très intime. Elena, est-ce que vous avez gardé des souvenirs particulièrement mémorables des dates à Paris ?

E. Giannotti : Je suis restée seule avec une jeune fille pendant 20 minutes, c’était très émouvant. D’autres danseurs ont également vécu des moments forts : par exemple, Marta a pleuré après avoir senti qu’un spectateur était en larmes. Mais jusqu’ici, rien de désagréable ne s’est jamais produit.

A. Sciarroni : Si ça arrive, ils peuvent prendre une petite pause et revenir – aller aux toilettes, boire un verre d’eau, ou tout autre chose dont ils auraient besoin à ce moment-là. Certains l’ont fait.

H. Huang : Est-ce que ça a été le cas pour vous, Elena ?

E. Giannotti : Je n’ai jamais pris de pause. J’étais si concentrée que quitter le plateau aurait impliqué trop d’efforts pour y revenir. La possibilité de faire une pause est relaxant, mais le vrai challenge c’est de maintenir l’intensité pendant cinq heures. 

A. Sciarroni : Hang, est-ce que vous êtes resté longtemps ?

H. Huang : Oui, jusqu’à la fin, mais je n’avais pas prévu de le faire en arrivant. Pour le public, avoir le choix entre rester et partir est rassurant. Parfois j’écoutais juste la musique, je m’imprégnais de l’espace, ou je regardais les autres spectateurs, comme ce type qui était pieds nus. C’est devenu au fur et à mesure un voyage collectif entre les performeurs et les spectateurs.

A. Sciarroni : La première heure est délicate pour ceux qui choisissent de rester. Ils représentent l’énergie du plateau. La dramaturgie est construite à 80 % par la musique, qui a été choisie par le pianiste Davide Finotti et moi-même. Au fil des spectacles, on a affiné l’enchaînement musical : on ne peut pas commencer par la sombre Sonate au clair de lune de Beethoven, par exemple. 

H. Huang : La musique est bien moins présente dans Forêt, comparé aux autres pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker. Comment avez-vous vécu cette expérience au Louvre cet hiver ?

A. Sciarroni : Au début, je ne voyais rien. Puis j’ai croisé des danseurs. À un  moment donné j’ai fait une pause, et quand je suis revenu, l’atmosphère était très différente.

H. Huang : Après avoir vu deux ou trois scènes devant La Liberté guidant le peuple de Delacroix, j’ai décidé de visiter les galeries sans suivre de danseurs en particulier. Mais étonnamment, c’est là que les danseurs sont venus à moi. Comment avez-vous circulé pendant la performance ?

A. Sciarroni : J’ai suivi les interprètes qui m’intéressaient. À chaque fois que je les recroisais, j’essayais de me rapprocher pour voir ce qui pouvait se passer. C’est impressionnant de voir comment ce petit groupe de danseurs façonne le parcours du public. Il y a eu un moment très puissant où les danseurs ont commencé à courir en rond, l’un après l’autre, dans la salle bondée où est exposée Mona Lisa.

H. Huang : Je n’ai pas vu ça, mais pour moi le moment le plus fort a eu lieu dans cette même salle, quand les danseurs ont frappé le sol, chacun avec une robe couleur émeraude dans les mains. Le fait d’utiliser le son face à ce tableau si célèbre a enrichi l’expérience.

E. Giannotti : J’ai particulièrement aimé certaines scènes périphériques, par exemple la danseuse devant les Cinq Maîtres de la Renaissance florentine. Cette proposition au Louvre avait une dimension fragmentaire. Quand j’y ai repensé après, j’ai encore plus apprécié sa complexité.

 

Dream, Alessandro Sciarroni. Photo Roberta Segata - courtesy Centrale Fies

Hang Huang est un expert en marketing passionné de danse. Il a commencé à écrire sur la danse en 2018 sur son blog dancevisa.com et, depuis 2022, il contribue à Springback Magazine. En parallèle de ses activités d’écriture, il continue à enrichir ses connaissances et à diversifier ses expériences pour favoriser le développement de la danse. Il est actuellement bénévole pour Mécènes DanseAujourd’hui et collabore régulièrement avec des artistes du monde de la danse. 

Infos
Alessandro Sciarroni
alessandrosciarroni.it

Anne Teresa De Keersmaeker
rosas.be