CN D Magazine

#6 juin 24

Où sont les femmes chorégraphes de ballets ?

Laura Cappelle

Une Porte, Marion Gautier de Charnacé avec Loup Marcault-Derouard lors d'une soirée « Danseurs-chorégraphes » à l'Opéra de Paris © Yonathan_Kellerman / Opéra National de Paris


Héritage de l’imaginaire de la ballerine oblige, les femmes sont à l’honneur sur scène dans tous les ballets de France ou presque. Mais dès lors qu’il est question de chorégraphie, elles sont presque entièrement absentes des programmations. À l’occasion de la parution de Créer des ballets au XXIe siècle (CNRS Éditions), la sociologue et critique de danse Laura Cappelle revient sur les mécanismes de cette exclusion.

Une femme pour 14 hommes, soit un peu moins de 7 % des chorégraphes à l’affiche : la saison 2024-2025 du Ballet de l’Opéra de Paris est tombée comme un couperet. Après des années de mise en garde quant au nécessaire effort de parité dans les programmations, la plus importante compagnie de danse en France fait marche arrière. L’institution marque un recul net dans son ensemble, souligné dans une tribune signée par 258 professionnelles et professionnels dans Libération : côté lyrique on ne retrouve ni metteuse en scène, ni compositrice, ni librettiste.

Dans le monde du ballet, l’institution parisienne est loin d’être isolée. La saison prochaine, le Ballet du Capitole de Toulouse présente une création signée par une femme, Morgann Runacre-Temple, pour 8 œuvres d’hommes (soit 11 % de la programmation). Au CCN-Ballet de l’Opéra national du Rhin, la relecture annoncée des Noces par Hélène Blackburn porte le taux de féminisation à 14 %. Seul le Ballet de l’Opéra de Lyon, dont l’orientation est plus contemporaine, invite à ce jour plus d’une femme : Lucinda Childs, Trisha Brown et Nacera Belaza forment 33 % de la saison.

Ce déséquilibre persistant a des racines profondes, de mieux en mieux cernées par la recherche. Si la profession de chorégraphe est globalement plus féminisée que d’autres métiers créatifs, elle n’est pas à l’abri de dynamiques d’exclusion, comme l’a rappelé la chercheuse Reine Prat. En la matière, la danse classique est un cas particulièrement significatif. Bien que des femmes s’y soient illustrées en coulisses à certaines périodes – notamment Mariquita ou Louise Stichel au début du XXe siècle –, elles restent largement minoritaires dans les répertoires, et leur héritage disparaît plus rapidement.

Dans La Nijinska: Choreographer of the Modern, biographie publiée en 2022, l’historienne américaine Lynn Garafola analyse le cas de Bronislava Nijinska – chorégraphe brillante, bien plus prolifique que son frère Nijinski, pourtant empêchée de manière répétée de développer son travail. Birgit Cullberg, fondatrice du Ballet Cullberg et autrice, entre autres, d’une Mademoiselle Julie remontée à l’Opéra de Paris en 2014 (jamais reprise depuis), est surtout connue aujourd’hui pour être la mère de Mats Ek. Les œuvres de Ninette de Valois, au Royaume-Uni, se sont effacées derrière son rôle de pédagogue et fondatrice du Royal Ballet. De notre côté de la Manche, aucun effort sérieux n’a été fait pour préserver les ballets de Janine Charrat, décédée en 2017 et comparée à ses débuts à un homme de la même génération : Roland Petit.

À l’heure où le matrimoine fait l’objet d’un patient travail de réhabilitation dans d’autres domaines artistiques, la danse dite classique peine à se confronter aux mécanismes de ces disparités. Je les recense dans Créer des ballets au XXIe siècle, enquête internationale tirée de ma thèse de sociologie, et le travail de terrain réalisé dans quatre compagnies dressent un tableau sans équivoque : celui d’un milieu professionnel travaillé par un complexe de Pygmalion, qui a positionné les hommes comme créateurs et les femmes comme leurs muses.

La chorégraphe Annabelle Lopez Ochoa en répétition, image tirée du cahier photo de Créer des ballets au XXIe siècle de Laura Cappelle © Altin Kaftira

Pour une danseuse de formation classique, il est ainsi particulièrement ardu de se projeter dans une carrière de chorégraphe. Le passage à l’écriture de ballets s’inscrit généralement dans la continuité d’un parcours d’interprète professionnel. Or les critères y sont plus contraignants pour les femmes, plus nombreuses, et sur lesquelles un contrôle important s’exerce, notamment en ce qui concerne le physique. La créativité est en outre mieux valorisée chez les garçons. Les filles, qui souffrent souvent d’un fort déficit de confiance en elles, doivent de leur côté apprendre à incarner les qualités attendues d’un chorégraphe, notamment le charisme et l’autorité.

La structure même du travail dans les compagnies de ballet est un autre obstacle récurrent. De l’aveu des artistes concernés, les rôles féminins sont plus exigeants que les rôles masculins dans le grand répertoire classique, et donc plus fatigants et chronophages. La programmation de soirées dédiées aux danseurs-chorégraphes – étape quasi-obligatoire pour amorcer une transition vers la chorégraphie – ne tient souvent pas compte de cette particularité. En avril encore, le Ballet de l’Opéra de Paris a présenté deux programmes de ce type au milieu d’une série de représentations de Don Quichotte, immédiatement suivie d’une reprise de Giselle. Sans surprise, seules deux femmes s’y sont essayées à la création, sur dix pièces.

L’accumulation de ces paramètres, et d’autres que je détaille dans le livre en m’appuyant sur les travaux de collègues comme Hélène Marquié, explique la persistance du plafond de verre dans le ballet. Ils permettent aussi de comprendre pourquoi les compagnies concernées se tournent si souvent vers des femmes venues de la danse postmoderne ou contemporaine – Trisha Brown, Pina Bausch, Anne Teresa De Keersmaeker ou aujourd’hui Sharon Eyal – au lieu de développer leurs propres talents.

Comprendre cette situation n’est pas la résoudre. Pour cela, des efforts constants sont nécessaires de la part des institutions, à l’image du travail d’Éric Ruf à la Comédie-Française. Tributaire également des déséquilibres de son répertoire historique, celle-ci a pourtant atteint en dix ans la parité dans ses nouvelles mises en scène. Les leviers d’action sont donc bien identifiés ; il suffit aux ballets de s’en emparer.

​​Laura Cappelle est une journaliste et chercheuse basée à Paris. Professeure associée à l’université Sorbonne Nouvelle, elle a dirigé l’ouvrage collectif Nouvelle Histoire de la danse en Occident (Seuil, 2020) et est l’autrice de Créer des ballets au XXIe siècle (CNRS Éditions). Critique de danse du Financial Times à Paris depuis 2010, elle tient également une rubrique sur le théâtre français dans le New York Times et est conseillère éditoriale de CN D Magazine.

Créer des ballets au XXe siècle
Laura Cappelle
CNRS Éditions, collection « Culture et société »
Parution : mai 2024
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