#7 octobre 24
Œuvre ou médiation ?
Les jeux à danser rebattent les cartes
Copélia Mainardi
Outils pédagogiques pour certains, œuvres d’art pour d’autres, les « jeux à danser » se sont considérablement développés ces dernières années. Ces supports aux formats variables parient sur les mécaniques ludiques du jeu de société pour expérimenter des questions et pratiques chorégraphiques. Leur popularité atteste d’un mouvement de fond dans la danse, celui d’une nouvelle relation à la transmission.
Un petit écrin de bois, de la taille d’une boîte à chaussures, que l’on peut aisément transporter au parc, au gymnase ou à l’école : c’est ce qu’avaient en tête les concepteurs de Danse tout terrain, une « mallette pédagogique » d’une centaine de cartes invitant à comprendre « comment les lieux nous font danser ». Créé en 2021 par les artistes Mathias Poisson et Laurent Pichaud, en collaboration avec l’équipe du Centre de Développement Chorégraphique National Le Dancing, ce jeu propose d’appréhender notre environnement autrement, de le redécouvrir à travers le mouvement. « Les chorégraphes s’intéressent depuis plus d’un siècle à la création dans des espaces naturels, mais cette danse dite “située” est souvent peu documentée, observe Mathias Poisson. Avec ce jeu, nous avons donc travaillé sur des approches sensorielles différentes pour se rendre attentifs aux gestes qui peuvent naître. »
Si de tels « jeux à danser » existent depuis les années 2000, leur production s’est largement amplifiée ces dernières années. La pandémie de Covid 19 et ses confinements successifs ont joué un rôle non négligeable dans cet essor : le jeu est apparu comme un substitut des artistes, palliant l’interdiction des interventions « en présentiel ». Oiseau en danse, Body bagarre, Corpus : de nombreuses propositions ont ainsi vu le jour. « Lors de cette période, nous avions mis en place un système de correspondances avec les familles pour garder un lien avec les élèves avec qui nous étions en train de travailler, raconte Bérénice Legrand, fondatrice de Corpus. Ces correspondances ont ensuite évolué en jeu de société, avec un objectif clair : infiltrer la danse et l’imagerie corporelle dans le quotidien des foyers. »
En décembre, la Comédie de Clermont-Ferrand accueille le PRÉAC (Pôle de ressources pour l’éducation artistique et culturelle) Auvergne-Rhône-Alpes pour un séminaire dont le thème porte précisément sur ces jeux à danser. « Pourquoi choisir une forme ludique pour entrer dans la danse ? Nous trouvions important de répondre à cette question, en allant à la rencontre des jeux et des artistes », justifie Anouk Médard, coordinatrice du PRÉAC « danse et arts du mouvement ». L’approche ludique est le dénominateur commun à tous les jeux. Mais les formats, publics et objectifs, eux, varient considérablement.
En achat libre sur Internet, Corpus est par exemple commercialisé tel un véritable jeu de société. « Je voulais qu’il trouve une place dans la bibliothèque des familles, entre le Uno et le Monopoly », sourit Bérénice Legrand. Adressé aux enfants à partir de 4 ans, nul besoin de savoir lire pour y participer : on suit un personnage proposant différentes postures pour construire une chorégraphie. Danse tout terrain a également misé sur un travail d’illustration, permettant un accès par le dessin plutôt que par le texte. Tout y est modulable, les publics comme les règles. Seule condition : la présence d’un médiateur, « une figure qui est force de proposition et d’adaptation », explique Mathias Poisson.
Body Bagarre se joue également avec un intermédiaire, mais cette fois-ci c’est l’artiste lui-même, accompagné de deux de ses danseurs. « Aucune boîte de jeu n’est sortie, les cartes ne sont pas disponibles en dehors du temps participatif », raconte son concepteur Mathieu Heyraud. Pour ce chorégraphe, qui confie « adore[r] jouer en même temps que travaille[r] », Body Bagarre est né d’un « mélange de colère et de déception face au caractère élitiste qui accompagne encore trop souvent la culture chorégraphique ». Le jeu parcourt ainsi 350 ans d’histoire de la danse, « pour comprendre comment celle-ci est indissociable d’enjeux sociaux, politiques, artistiques ». Une soixantaine de cartes figurant des chorégraphes célèbres – remontant jusqu’à Louis XIV et renvoyant à des extraits vidéo – invitent les publics à l’improvisation et l’imitation… souvent cocasse.
« Ressource pédagogique », « dispositif », voire « œuvre » : comment qualifier ces supports ? Mathias Poisson est formel : « Danse tout terrain est un outil de médiation qui peut tendre vers l’outil de recherche, mais n’est pas au même endroit qu’une œuvre. » Bérénice Legrand, en revanche, a inscrit Corpus au répertoire de sa compagnie. « Nous avons imaginé des déclinaisons “bonus” à grande échelle, avec tapis de jeu, bande-son, voix off, costumes, musique… C’est en se déployant que ce projet est devenu une œuvre » raconte-t-elle. « Body bagarre, finalement, c’est un spectacle, analyse à son tour Mathieu Heyraud, avant de préciser : Je suis auteur du jeu, certes, mais aussi chorégraphe du projet, que je ne définis pas comme un moment de “médiation”, mais de “partage”. »
L’essor de tous ces jeux et les questions qu’ils soulèvent révèlent surtout un nouveau rapport à la transmission. « Nous avons aboli la hiérarchie entre spectacle et action culturelle, raconte Bérénice Legrand. Fini, les échelles de valeur : c’est le travail autour d’un “corpus de projet”, dans sa totalité, qui importe. » Ce phénomène profiterait notamment de la revalorisation des pratiques pédagogiques, comme l’analyse Fanny Delmas, responsable du pôle Éducation artistique et culturelle au CN D. « Dans les années 2000, un artiste qui “réussissait” était un artiste qui créait, diffusait, allait en résidence, illustre-t-elle. Aujourd’hui, c’est aussi un artiste qui fait des projets de territoire et qui s’engage dans la cité. » Aussi variés qu’inclassables, les jeux à danser participent à ce mouvement de fond qui redistribue les places et des valeurs : l’œuvre et la médiation sont peut-être finalement au même endroit.
Copélia Mainardi est journaliste. Elle collabore avec différents médias comme Le Monde diplomatique, Libération ou France Culture, pour des reportages, des enquêtes ou des documentaires. Après une formation universitaire en Littératures modernes, elle est passée par France Culture, l’émission « 28 minutes » d’Arte et le service culture de Marianne. Elle suit de près l’actualité culturelle, notamment photographique et scénique, qu’elle chronique pour des publications spécialisées.
« Je(u) danse, nous dansons »
Rencontre professionnelle
PREAC « danse et arts du mouvement » Auvergne-Rhône-Alpes
du 4 au 6 décembre à la Comédie de Clermont, Clermont-Ferrand
En savoir +Danse tout terrain
Conception : Laurent Pichaud et Mathias Poisson
Édition : le Dancing CDCN Dijon Bourgogne-Franche-Comté
En savoir +Corpus
Conception : Bérénice Legrand
Édition : Minus et La Ruse
En savoir +Body Bagarre, le jeu
Conception : Mathieu Heyraud
le 4 décembre à Boom’ Structur, Clermont-Ferrand
le 10 janvier 2025 à la Maison de la Culture Le Corbusier, Firminy
le 22 janvier 2025 à L’ilyade, Seyssinet-Pariset dans le cadre du festival Maillon en scène