CN D Magazine

#4 nov 23

Du Brésil à la France, et inversement : deux étoiles aux destins croisés

Callysta Croizer

Nora Esteve dans Casse-Noisette (chorégraphie Dalal Achcar), 1985, Théâtre municipal de Rio © DR


Les destins des ballerines Tatiana Leskova et Nora Esteves semblent à la fois se croiser et se répondre. Née à Paris en 1922, la première prend en 1950 la direction chorégraphique du Théâtre municipal de Rio de Janeiro. La seconde, dix ans plus tard, commence sa carrière dans ce même ballet pour ensuite la poursuivre de l’autre côté de l’Atlantique. De compagnie en compagnie, elles ont toutes deux construit leurs carrières entre la France et le Brésil. Mis en regard, les parcours de ces danseuses et pédagogues classiques éclairent près d’un siècle d’histoire du ballet à l’échelle transatlantique.

Paris, 1937. Tatiana Leskova se forme à la danse classique au studio Wacker avec Rousanne Sarkissian et chez Lioubov Egorova, deux célèbres professeures russes installées dans la capitale française depuis la révolution de 1917. À quatorze ans, la jeune élève côtoie déjà les plus grandes artistes : « Beaucoup de premières danseuses de l’Opéra venaient prendre des cours chez Egorova », se souvient-elle encore aujourd’hui, à l’approche de ses 101 ans. C’est un cadre presque identique que découvre Nora Esteves, première danseuse du Ballet du Théâtre municipal de Rio de Janeiro, en fréquentant le studio de Raymond Franchetti à Cité Véron en poursuivant sa carrière à Paris dans les années 1970. « Tout le monde prenait des cours là-bas », raconte-t-elle, « les étoiles de l’Opéra, Zizi [Jeanmaire] et Roland [Petit], ou d’autres danseurs de compagnies de passage. »

Dans la première moitié du siècle dernier, les cours des grands maîtres de la capitale sont à la fois des viviers pour les compagnies de ballet et des tremplins pour les jeunes danseurs. En 1939, l’enseignement de Madame Egorova mène Tatiana Leskova (et quatre autres danseurs) tout droit à l’Original Ballet Russe, alors à Londres, à l’invitation de deux spectateurs de « la classe de onze heures trente » : Serge Grigoriev et Lubov Tchernicheva. « C’est à Covent Garden que débute ma carrière de danseuse », affirme Tatiana Leskova, qui suit très vite la compagnie en tournée, de New York à Sydney en passant par Rio de Janeiro – où elle fixe sa résidence en 1945, malgré les résistances de l’Original Ballet Russe à la laisser partir. À cette époque, troupes indépendantes et écoles particulières se développent dans l’ex-capitale brésilienne, tandis que le Ballet du Théâtre municipal traverse une décennie difficile. C’est sans compter sur la danseuse française, qui en prend la direction artistique en 1950 et donne à l’institution un nouveau souffle.

Tatiana Leskova dans le rôle de « La fille aux tresses », Graduation Ball © Maurice Seymour

Trente ans plus tard, Nora Esteves suit le chemin inverse de celui de Tatiana Leskova, tout en s’inscrivant dans son sillage. En parallèle de sa formation à l’École de danse classique du Théâtre municipal de Rio de Janeiro dans les années 1960, la Brésilienne prend des cours particuliers dans l’académie de ballet de son aînée française. Nora Esteves et Tatiana Leskova se retrouvent ensuite dans la compagnie professionnelle du même Théâtre municipal, où la première entre à l’âge de quatorze ans tandis que la seconde en est la directrice. Très vite, Nora Esteves s’investit dans une carrière internationale : après avoir passé un an à New York au Joffrey Ballet, elle est invitée en 1975 par le chorégraphe George Skibine à danser le rôle principal dans Schéhérazade de Robert Hossein au Théâtre populaire de Reims. « C’était très important car cela représentait pour moi mon introduction au monde de la danse en France », explique-t-elle aujourd’hui. Mais c’est au studio de Raymond Franchetti que Nora Esteves trouve un prolongement à son parcours en France, lorsque Roland Petit l’invite à rejoindre les Ballets de Marseille. Au fil des rencontres et des opportunités, elle passe ensuite par le Ballet-théâtre contemporain d’Angers et le Ballet-théâtre français de Nancy. « Il y avait des tas de compagnies en France. Le marché de la danse était plus grand [et] plus international qu’à Rio de Janeiro », se souvient-elle.

Nora Esteve dans Coppélia (chorégraphie Enrique Martinez), 1981, Théâtre municipal de Rio © DR

Si au début du XXe siècle l’axe franco-brésilien est essentiellement emprunté par les artistes français à l’occasion de tournées sud-américaines, les danseuses et danseurs cariocas commencent à intégrer des compagnies françaises dès les années 1950. Ainsi, Beatriz Consuelo et Yvonne Meyer, toutes deux solistes du Ballet du Théâtre municipal de Rio, sont engagées par le Ballet du Marquis de Cuevas, puis respectivement le Ballet de l’Opéra de Bordeaux, et trois compagnies de femmes chorégraphes. À la différence de ces dernières, Tatiana Leskova et Nora Esteves ont entretenu des liens privilégiés avec la danse classique française sur la longue durée. En 1950, lors du passage du Ballet de l’Opéra de Paris à Rio de Janeiro, la première remonte Giselle avec l’aide de Serge Lifar, dans la version qu’il avait dansée « en Russie chez [Serge] Diaghilev, avec [Olga] Spessivtseva ». En retour, elle transmet à la compagnie française Les Présages, premier ballet symphonique de Léonide Massine, en 1989. « C’était très différent de remonter un ballet à Paris et à Rio », explique Tatiana Leskova « il y avait beaucoup plus de premiers danseurs et de solistes en France. » Mais c’est ce déséquilibre qui a permis à Nora Esteves, revenue à Rio, de partager la scène avec plusieurs étoiles françaises, dont Jean-Yves Lormeau dans Coppélia en 1981 ou Cyril Atanassoff dans Casse-Noisette en 1985 – « un rêve » pour la danseuse brésilienne.

Depuis une vingtaine d’années, les échanges franco-brésiliens autour de la danse classique diminuent. Alors qu’au Brésil les perspectives professionnelles sont limitées dans ce domaine, encourager un ou une élève brésilienne à entreprendre une carrière à l’étranger implique, de la part des familles, un investissement financier considérable. « Il faut que ce soit quelqu’un de très spécial », estime de son côté Nora Esteves, évoquant tant le plan de la technique que celui du potentiel artistique. Aujourd’hui les concours internationaux ont remplacé le repérage en studio comme voie royale pour les jeunes danseuses et danseurs aspirant à intégrer des institutions prestigieuses. Cependant les artistes qui ont fait rayonner la danse au siècle dernier demeurent pour elles et eux une source d’inspiration. En témoigne le gala organisé cet automne au Théâtre municipal de Rio par le Youth Grand Prix Brazil 2024 en l’honneur et en présence de Tatiana Leskova.

Callysta Croizer est élève de l’École normale supérieure de Paris (ENS-PSL), où elle prépare un master d’histoire transnationale. Ses recherches portent sur la formation du corps de ballet du Théâtre municipal de Rio de Janeiro. Chroniqueuse danse pour le site Culture-Tops et Springback Magazine, un média anglophone spécialisé dans la danse contemporaine et initié par Aerowaves, elle écrit également depuis 2023 des critiques de théâtre pour Les Échos.