CN D Magazine

#5 mars 24

Poses hollywoodiennes et pulsations disco, le waacking sublime les corps en marge

Copélia Mainardi

 

Portfolio
Christophe Berlet &
Valentine Perrin Morali

Waack in Paris à la Gaîté Lyrique © Christophe Berlet et Valentine Perrin Morali


Né dans les clubs LGBTQI+ afro et latino de Los Angeles au début des années 1970, le waacking parodie les codes d’un Hollywood en plein essor. Mélange d’attitude, de poses et de jeux de bras, au début du XXIe siècle cette danse de revendication, souvent confondue avec sa cousine le voguing, s’exporte dans le monde entier. En février 2024, sous la lumière des boules à facettes et arborant des costumes tout aussi pailletés, la communauté internationale des waackers s’est réunie au Carreau du Temple et à la Gaîté Lyrique pour les événements Waack in Paris. Une des grandes messes d’un genre qui fascine de plus en plus les institutions culturelles.

Cuir noir, strass, crop top et taille basse, Idriss semble se mouvoir sans effort ni fatigue – tout juste une goutte de sueur perlant sur sa tempe vient-elle attester de son endurance. Juché sur des talons aiguille vertigineux, le jeune danseur est en passe de remporter un « 7 to Smoke », compétition impliquant de « fumer » (soit affronter) sept adversaires à la suite. Sacré vainqueur par le jury, il s’incline bien bas devant un public embrasé, rassemblé pour une journée spéciale waacking dans la grande halle du Carreau du Temple, lieu culturel du centre de la capitale. 

Né dans les années 1970 dans les discothèques de Los Angeles, le waacking proviendrait de l’onomatopée « whack » qui désigne le son d’une claque. « C’est une danse de revendication, d’expression, d’oppression », lâche Mounia Nassangar. Toute de noir vêtue, visage dissimulé sous une casquette, capuche et lunettes de soleil, la danseuse et chorégraphe en impose par sa haute taille et son style, mélange d’élégance et de lâcher-prise. À la voir, on le comprend aisément : le waacking est plus qu’une danse, c’est un mode de vie, un « mindset ». Une attitude.

C’est au sein de minorités invisibilisées – afro ou latino-américaines, queer de surcroît – que le mouvement émerge. Hollywood, son glamour et ses paillettes ne sont qu’à quelques pas, mais toute une communauté se sent durablement exclue de ses représentations. « Personne ne voulait les voir ou les entendre, analyse la danseuse et chorégraphe Josépha “Princess” Madoki, autre figure de cette culture. Seul l’espace de liberté des clubs leur permet de canaliser cette frustration. » Éminemment politique, le waacking est donc rébellion, réappropriation de son identité, traduction de l’injustice en élan vital. La naissance du genre est ainsi intimement liée à celle d’un cinéma hollywoodien en plein essor, les jeunes waackers imitant les poses en noir et blanc des icones de l’âge d’or, Greta Garbo, Fred Astaire ou Marilyn Monroe. « Tout un univers aussi omniprésent qu’inaccessible », traduit encore Madoki.

Des poses, une attitude, et un jeu très axé sur les bras, lancés avec force ; le waacking est souvent resté dans l’ombre du voguing, cette danse née elle aussi dans les milieux trans, queers et racisés, tout en gestuelles flamboyantes et parades, popularisée par Madonna. Mais dans le voguing, ce sont les codes magazines de la mode (« Vogue ») des maisons de couture et des mannequins qui sont repris à des fins parodiques. « Le waacking, c’est L.A., et le voguing, c’est N.Y.C. », résume Mounia Nassangar. Derrière cette réappropriation commune des codes élitistes, le waacking revendique donc des influences directement cinématographiques.

Il faudra quelques décennies avant que ces nouveaux espaces de revendication s’implantent en Europe. « L’épidémie de sida a décimé la communauté queer du waacking, et les survivants n’ont pas toujours eu la force de continuer », soupire Josépha Madoki. Selon elle, c’est au danseur Brian Green que l’on doit sa redécouverte : à l’aube des années 2000, il sollicite Tyrone Proctor, pionnier du genre, pour l’assister durant ses cours. En pleine mondialisation, le style voyage, s’importe et conquiert le monde entier. Le waacking est alors souvent mêlé à d’autres danses et il faudra du temps avant qu’il soit consacré comme genre à part entière, notamment grâce au regain d’intérêt pour les danses urbaines. Comme dans beaucoup d’autres cultures underground, la notion de collectif est centrale ; mais à l’inverse du krump par exemple, le mouvement n’est pas né dans les « battles », absentes de l’univers du clubbing. En France, des compétitions 100 % waacking émergent tardivement, dans les années 2010. Un exercice qui aura permis de visibiliser le genre.

Sans rompre avec ses racines queer pour autant, le waacking est aujourd’hui l’objet d’un heureux métissage, entre danses urbaines et disciplines plus traditionnelles. Si c’est aux hommes gays qu’on impute la naissance du genre, nombreuses sont les femmes, provenant notamment de l’univers du hip-hop, qui se l’approprient aujourd’hui. « En waacking, tout est autorisé : porter des talons, une robe à fente, revendiquer sa féminité… L’opposé de ce qui caractérisait le hip-hop », détaille Josépha Madoki. Comme elle, Mounia Nassangar s’est d’abord formée à bien d’autres styles. « Mais c’est là que je me sens le plus libre, le seul endroit où on peut dire et incarner autant en un seul step », raconte-t-elle. Pour enchaîner ces mouvements, le disco est le son de prédilection, B.O. « night-clubs » oblige. Or là encore, la souplesse est de mise. « J’ai appris le waacking sur de la house et du funk », raconte Mounia Nassangar. Josépha Madoki s’est même frottée au milieu de l’opéra lyrique, en chorégraphiant un Roméo et Juliette à l’Opéra de Paris l’an dernier : une transposition qui l’a ravie. « Les codes du waacking peuvent s’appliquer partout : il suffit de catch the beat, d’attraper tous les sons et instruments. Quel meilleur terrain de jeu pour cela que celui d’un opéra, avec un orchestre qui joue en live ? » Le fameux bal des Capulet, version waacking : il fallait oser. 

Faut-il alors se réjouir que le waacking investisse les grandes institutions culturelles ou craindre une perte de son authenticité ? « La danse est toujours dénaturée, tranche Mounia Nassangar, qui fédère la communauté internationale avec ses événements Waack in Paris, organisés notamment à la Gaîté Lyrique. Il faut pouvoir rendre cette culture plus accessible tout en continuant à défendre son histoire, ses pratiques, son engagement. » Les défauts de compréhension et amalgames dont souffre encore le waacking nécessitent un travail de prévention aussi chronophage que nécessaire. « On rend hommage aux anciennes générations de danseurs, glisse Josépha Madoki. Et c’est aussi une manière d’ouvrir les portes à ceux qui suivront ! » Et pas question de bouder son plaisir pour autant : « Qu’une culture minoritaire née de l’impossibilité d’exister envahisse l’Opéra de Paris ou le musée d’Orsay, c’est une grande victoire », sourit-elle. Repousser les murs du club pour rêver plus grand : le waacking mérite bien ça.

Copélia Mainardi est journaliste. Elle collabore avec différents médias comme Le Monde diplomatique, Libération ou France Culture, pour des reportages, des enquêtes ou des documentaires. Après une formation universitaire en Littératures modernes, elle est passée par France Culture, l’émission « 28 minutes » d’Arte et le service culture de Marianne. Elle suit de près l’actualité culturelle, notamment photographique et scénique, qu’elle chronique pour des publications spécialisées (Trois Couleurs, Blind magazine).

Christophe Berlet est un photographe franco-thaï autodidacte. Il vit et travaille à Paris. Il envisage la photographie comme un moyen d’être tourné vers les autres, un témoignage, une mémoire à la fois personnelle et collective qui lui permet de trouver un équilibre entre l’introspection et l’ouverture sur le monde. Intimement liée à sa façon de photographier, sa pratique du sport lui confère un rapport privilégié au mouvement et au corps. Il est aujourd’hui à un tournant de sa pratique photographique et développe des reportages sur le long cours dans lesquels il soulève les thématiques qui touchent directement à sa vie telles que la quête de sens, la recherche de ses origines et l’ancrage.

Valentine Perrin Morali suit des formations de techniques du corps et de l’image, à travers la danse flamenco et le maquillage artistique. Ces orientations trouvent en point de convergence une formation en art-thérapie qu’elle accomplit à la faculté de médecine de Lille. Photographe autodidacte depuis 2016, elle s’intéresse particulièrement à la photographie sociale, à travers la pratique du portrait et du reportage d’une part, des projets d’art thérapie d’autre part. Elle anime des ateliers et participe à des projets collaboratifs dans diverses structures associatives où elle explore les modalités de l’expression de l’identité par l’image et le son. En 2022 elle publie Mothers avec Christophe Berlet, livre photographique réalisé à quatre mains, édité chez EPG.

Depuis 2016, la Gaîté Lyrique explore et met en valeur la diversité des danses de club et de leurs communautés, ainsi que la multiplicité des corps et la vitalité des patrimoines chorégraphiques. Depuis octobre 2022 elle accueille Mounia Nassangar en résidence. Cette résidence donne forme aux événement Waack in Paris en Grande Salle mais également à des ateliers de danse pour le public. La Gaîté Lyrique s’engage ainsi à fournir à toute la communauté waacking un espace safe et festif. 

S.T.U.C.K
Chorégraphie : Mounia Nassangar
En juin à Rennes, dans le cadre du festival (Under)ground du collectif FAIR-E

D.I.S.C.O. (Don’t Initiate Social Contact with Others)
Chorégraphie : Josépha Madoki
Les 18 et 19 mars au Carreau du Temple, Paris
Le 5 avril à L’Arsenal, Metz
Les 26 et 27 avril au Musée d’Orsay, Paris

Battle waacking
Organisée par Josépha Madoki
Le 28 avril dans la nef du Musée d’Orsay, Paris

Conférence waacking
Menée par Josépha Madoki, Princess Lockeroo (États-Unis) et Lorena (Mexique)
Le 27 avril à l’auditorium du musée d’Orsay, Paris