CN D Magazine

#1 sept 22

Pourquoi les artistes chorégraphiques donnent de la voix

Dounia Dolbec


t u m u l u s, François Chaignaud et Geoffrey Jourdain. Photo Christophe Raynaud de Lage

Que ce soit par la parole, le chant médiéval, la chanson pop, des sons familiers ou des sonorités plus incongrues, les chorégraphes sont de plus en plus nombreux à intégrer la pratique vocale à leur processus créatif. Si les sources ou les méthodes varient, beaucoup vantent l’enrichissement issu de ce dialogue – et savourent la liberté, la vulnérabilité ou l’étrangeté qui peuvent surgir de cette hybridation.

Nous sommes loin d’être des corps muets. Pourtant, la plupart des formations de danse occidentales enseignent aux danseurs à être silencieux, comme si la voix devait être exclue du corps dansant. La chorégraphe française Flora Détraz, qui explore les liens entre voix et mouvement depuis bientôt dix ans, décrit « un parcours de danseuse où la voix et les sons du corps étaient peu présents : dans un saut il faut retomber sans faire de bruit, la respiration n’était pas sonore ». L’artiste berlinoise Jule Flierl, qui travaille sur les danses vocales de Valeska Gert, partage cette expérience : « J’ai vécu l’école de danse comme un endroit où je devais me taire. C’est une chose artificielle, que les gens soient muets sur scène. » François Chaignaud, dont la dernière création, Tumulus, est à la fois chantée et dansée par treize interprètes, se souvient qu’au cours de sa formation au CNSMD de Paris, lors d’un travail avec des chanteurs, « les danseurs faisaient comme un fond, un arrière-plan ».

Si des artistes ressentent aujourd’hui la nécessité de donner voix à leur danse, c’est aussi pour apporter « une réponse instinctive à cette éducation du “danse et tais-toi” », explique Jule Flierl. Toutes et tous semblent y trouver une plus grande liberté. Johanne Saunier, longtemps danseuse pour Anne Teresa De Keersmaeker, évoque « une nouvelle voie », « un nouveau début ». Flora Détraz va dans le même sens : « Ça ma libérée de quelque chose, ça ma ouvert une porte dexploration, de recherche, comme une grande fenêtre. » Pour certains chorégraphes, la pratique vocale est ainsi devenue une évidence créative. « J’ai besoin de voir tout l’être de l’individu, suggère Simone Mousset, basée entre le Luxembourg, la France et Londres. S’il n’y a pas la voix, je me pose une question. » Pour François Chaignaud, « convoyer du sens, des mots, des phrases articulées » permet de « ne pas rester dans cette chose un peu impressionniste que la danse peut donner ».

À leurs yeux, la voix soutient le mouvement dansé, et réciproquement. Le chorégraphe libanais Ali Chahrour parle d’une « relation très organique, car les deux viennent du corps et font partie de sa présence, de sa relation au temps et à lespace ». « Cest une autre matière à faire danser », approuve la danseuse et chorégraphe danoise Mette Ingvartsen. François Chaignaud confie mieux chanter quand son corps bouge, quand Simone Mousset confirme que la voix est libérée par le mouvement, tout en insistant sur le « double entraînement » que cela suppose pour les danseurs. « Cela passe par beaucoup de cardio, d’endurance, d’exercices d’apnée pour mieux contrôler son souffle ou amenuiser l’angoisse », témoigne François Chaignaud, qui ne veut pas créer de « combat entre la danse et le chant » mais développer « un corps qui peut ne rien maltraiter ».

Faire sortir la voix s’apparente aussi à un défi – et peut provoquer des insécurités. « Au début, je perdais ma voix », se souvient Mette Ingvartsen en évoquant ses premières expériences. Cette fragilité intéresse Jule Flierl, qui ne recherche pas une voix forte mais « une voix intime aussi déroutante que le corps dansant » pour atteindre « le moment où l’identité se fissure, où l’on ne contrôle plus rien », à rebours de l’idéal des danseurs « sportifs, ambitieux, qui veulent faire de grands gestes ». Ce travail peut passer par de nouvelles pratiques corporelles : Flora Détraz cherche ainsi à « se connecter à des couches plus enfouies » par des massages ou de la respiration profonde.

Muyte Maker, Flora Détraz. Photo Bruno Simao

Pour ces chorégraphes, la voix est un moyen de décloisonner et d’enrichir l’expression et la perception du corps dansant. François Chaignaud rêve ainsi de « créer un corps plus complexe, hétérogène, hétéroclite, des corps plus impurs ». Des corps qui, loin d’être dociles malgré leur grande discipline, utilisent la vocalité pour ne pas être seulement « une surface de projection » ou « un instrument parfait », selon les mots de Jule Flierl. Cette dernière souligne que l’usage de la voix est souvent plus naturel pour les hommes que pour les femmes et rappelle l’importance d’occuper l’espace grâce à elle, sur scène comme en dehors.

L’intégration de la voix peut également troubler les attentes du public, qui n’imagine pas nécessairement découvrir des corps « sonores » dans un spectacle de danse. Pour Flora Détraz, chanter « donne la possibilité de devenir autre » et favorise l’empathie, ou du moins une connexion plus « intime et émotionnelle » avec les personnes présentes dans la salle. Cela ajoute « une couche invisible d’émotions qu’on ne peut pas comprendre mais ressentir », affirme Ali Chahrour. « Entendre la voix des interprètes me connecte à eux viscéralement par les entrailles », renchérit Simone Mousset – ne serait-ce que par les vibrations produites. « Les sons font le pont direct avec les gens, constate Johanne Saunier. Ils permettent une sorte d’identification. »

Il existe toutefois un risque de surcharger l’espace sonore ou de submerger le public. « C’est un organe qui juge beaucoup, remarque Jule Flierl en parlant des oreilles. On entend quand on fait semblant, quand on joue la comédie. Il faut faire attention à l’oreille du spectateur, pas seulement à ses yeux. » Et si la vivacité de ce champ de recherche et de création est notable, il continue à ne représenter qu’une voie parmi d’autres pour les artistes. Quelles que soient les approches, les méthodes ou les techniques, Flora Détraz précise que l’intention est de « chercher à tout prix l’endroit de liberté », avant de conclure : « L’urgence vient de là. »