#7 octobre 24
De Disneyland aux compagnies contemporaines, le grand écart des jeunes danseurs jazz
Hélène Paquet
Où sont donc les danseurs jazz professionnels ? Alors que peu de compagnies se réclament de cette esthétique en France, les jeunes interprètes qui y ont été formés dans les écoles supérieures doivent souvent s’orienter vers d’autres horizons stylistiques. Ce qui ne signifie pas pour autant renier leur bagage artistique.
Avec ses pas chaloupés, ses isolations de parties du corps et sa gestuelle à la fois expressive et acrobatique, la danse jazz est l’un des styles les plus populaires dans la pratique amateur. À l’inverse, peu de compagnies professionnelles se revendiquent de cette esthétique en France et les spectacles estampillés « jazz » sont tout simplement absents des scènes institutionnelles. Pourtant, plusieurs écoles privées, et même un cursus public – le Pôle Supérieur Paris Boulogne-Billancourt (PSPBB) – proposent des formations de danseur interprète spécialisées en jazz. Ce paradoxe interroge : vers quoi s’orientent donc ces jeunes danseurs une fois leur diplôme en poche ?
Bien entendu, des compagnies jazz existent bel et bien en France, à l’instar de l’Armstrong jazz ballet fondé par Géraldine Armstrong ou de la compagnie PGK de Patricia Karagozian. Mais ces structures, dont aucune n’atteint la taille des grandes compagnies contemporaines, ne peuvent fatalement employer qu’une part réduite des danseurs formés au jazz – à titre d’exemple, le PSPBB recrute environ dix-huit élèves par promotion, deux années sur trois. La majorité d’entre eux doit donc se résoudre à trouver une place ailleurs.
« Il y a une employabilité de ces danseurs par les chorégraphes contemporains » constate Frédérique Seyve, responsable des études au Centre Chorégraphique Calabash, une école pluridisciplinaire mais marquée par l’univers de son directeur, le chorégraphe jazz Wayne Barbaste. « Aujourd’hui, tout est très hybride, les esthétiques circulent, analyse-t-elle. Les danseurs vont vers des compagnies qui sont dans le mouvement, dans une danse engagée, avec des propos sociétaux, plutôt que vers d’autres qui sont plutôt proches de la non-danse ou du conceptuel. » Ces interprètes peuvent donc trouver leur compte dans la danse contemporaine, sans avoir l’impression de renier leur formation.
Anka Postic est l’un de ceux-là. Diplômé du PSPBB en 2023, il travaille sur le spectacle Fantasie Minor du chorégraphe contemporain Marco da Silva Ferreira et s’apprête à rejoindre la compagnie Émoi, spécialisée dans le jazz. Pour lui, passer d’un style à l’autre est une évidence. Ce sont même ces influences multiples qui créent son identité de danseur. « Dans chaque création, j’ai essayé de puiser dans mon style, qui est énormément influencé par le jazz. Au fond, on trouve toujours sa place dans une création, dans cet espace de liberté que te laisse le chorégraphe. Faire autre chose que du jazz, ce n’est pas une déception pour moi, et je n’ai pas l’impression que ça le soit pour mes proches », explique-t-il.
Associés à la danse jazz depuis les années 1940, la comédie musicale et le divertissement sont également une importante source d’emploi, qu’il s’agisse de grands succès comme Le Roi Lion au théâtre Mogador, des spectacles de Disneyland ou de ceux qui agrémentent les croisières. « Ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas un travail qualitatif et réfléchi, précise Frédérique Seyve. Le divertissement, certains artistes ne veulent pas en entendre parler et d’autres sont nés pour ça, en ont envie et en feront toute leur vie. Et il y a ceux qui ont besoin de manger et qui se disent “pourquoi pas ?” »
Dans la continuité de ces spectacles pluridisciplinaires, le cabaret offre également des opportunités, y compris en-dehors des scènes parisiennes les plus connues comme Madame Arthur. « Il y a des cabarets en région qui fonctionnent bien. Ce sont plutôt de petites structures, mais très implantées dans les territoires » souligne Nathalie Moreno, conseillère aux études du pôle danse du PSPBB.
Bien qu’insistant sur la diversité des débouchés, Frédérique Seyve observe tout de même que la question de leur orientation n’est pas sans stress pour les élèves : « Il faut être honnête, il y en a qui sont un peu déprimés, qui se demandent ce qu’ils vont faire avec le jazz, s’ils vont vraiment continuer là-dedans. » Mais comme le souligne Nathalie Moreno, beaucoup sont avant tout des touche-à-tout. « On a des diplômés qui multiplient les contrats et les genres, et qui ne se sentent pas écartelés entre ces différents styles. » Certains vont aussi se tourner vers la création : « Ils sont interprètes dans une compagnie tout en ayant la fibre chorégraphique, ils ont envie de créer leur structure, de trouver leur écriture… ou encore d’enseigner. »
La polyvalence et la curiosité sont pratiquement inscrites dans l’ADN du jazz, et nombreux sont les danseurs à se former naturellement à d’autres disciplines. « L’histoire de notre art a toujours été celle d’un mélange entre plein de cultures différentes, africaines, classiques… », remarque Anka Postic qui passe lui-même avec aisance du jazz au hip-hop. « Il m’est arrivé de faire du contemporain à l’Opéra Comique le matin, puis de prendre un taxi pour aller danser du cabaret au Paradis Latin le soir » sourit Patricia Alzetta en se rappelant sa propre carrière. La directrice du département danse du PSPBB essaie d’ailleurs de transmettre cette polyvalence dans la formation, qui comporte aussi bien du chant et des claquettes que des cours de méthode Horton – une technique moderne américaine appliquée par la compagnie Alvin Ailey – et des modules de hip-hop.
Pour Frédérique Seyve, qui mène également une recherche doctorale sur la transmission de la danse jazz, cette circulation des danseurs et des professeurs dans l’espace chorégraphique contribue à amener sur scène une « énergie jazz » qui n’est pas toujours identifiée comme telle. « Prenez Jean-Claude Gallotta par exemple, il reconnaît, maintenant, avoir utilisé cette matière jazz dans son travail. Ou encore Sharon Eyal : tous les corps sont de profil, les poignets sont cassés… » La chercheuse sourit : « Ça ne vous rappellerait pas un certain Bob Fosse ? »
Hélène Paquet est journaliste indépendante. Elle travaille principalement sur les questions de genre et d’égalité, sur les cultures en ligne et sur la danse, qui la passionne et qu’elle pratique depuis l’enfance. En parallèle, elle est doctorante en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales où elle étudie le traitement médiatique des questions LGBT+ depuis la fin des années 1990.
Fantasie minor
Chorégraphie : Marco da Silva Ferreira
le 20 novembre au Théâtre le passage, Fécamp
le 6 février 2025 au Quatrain, Haute-Goulaine
les 27 et 28 février 2025 au Quartz, scène nationale, Brest dans le cadre du festival DansFabrikÉcole Calabash
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