CN D Magazine

#2 janv 23

Du Gaga à l’Opéra,
Bobbi Jene Smith fait son
entrée à Paris

Lauren Wingenroth


Bobbi Jene Smith, L.A. Dance Project © Josh Rose

Bobbi Jene Smith, ancienne danseuse fétiche de la Batsheva Dance Company, puise son inspiration dans « l’humanité » de ses interprètes. En mars, la chorégraphe américaine sera en France avec un défi d’ampleur : une pièce d’une heure pour le Ballet de l’Opéra de Paris.  

Pendant presque dix ans, l’identité artistique de Bobbi Jene Smith a été indissociable de ses apparitions – où elle se montrait à la fois vulnérable et pleine de cran – dans les œuvres qu’Ohad Naharin composait pour la Batsheva Dance Company.

En 2014, alors qu’elle était encore au sommet de sa carrière d’interprète, Bobbi Jene Smith quitte la compagnie israélienne pour se lancer en tant que chorégraphe, une transition que la caméra d’Elvira Lind a suivie dans un documentaire sorti en 2017, Bobbi Jene. Ce dernier a conféré une nouvelle notoriété à la danseuse originaire de l’Iowa, formée à la Juilliard School de New York : la réalisatrice y livre un portrait parfois douloureusement intime de son retour difficile dans son pays d’origine, qu’elle avait quitté à l’adolescence, tout en suivant la création du solo A Study on Effort (2016). Le film, plusieurs fois récompensé au prestigieux Tribeca Film Festival de New York, a ouvert des portes à la magnétique chorégraphe – apparue depuis dans plusieurs films – bien au-delà du monde de la danse contemporaine.

À 39 ans, Bobbi Jene Smith a désormais passé autant d’années à forger sa propre voie qu’à danser pour la Batsheva, haut lieu du style Gaga, instantanément reconnaissable, inventé par Ohad Naharin. La compagnie a également la réputation de produire de brillants chorégraphes, de Shamel Pitts à Sharon Eyal ou Hofesh Shechter, dont le travail est systématiquement comparé à celui d’Ohad Naharin – et Bobbi Jene Smith ne fait pas exception à la règle. Même si elle est loin de se plaindre de ce rapprochement (elle espère en réalité, dit-elle, que le public verra cette filiation dans son travail), la singularité de son œuvre est aujourd’hui indéniable.

Et la scène américaine a définitivement adopté la chorégraphe depuis son retour de Tel Aviv. Ces dernières années, elle a été sollicitée aussi bien par des compagnies contemporaines que par des troupes classiques, et crée également de manière indépendante avec un groupe de collaborateurs réguliers. Plusieurs compagnies internationales, de la Batsheva au Ballet Royal du Danemark, sont également venues frapper à sa porte. La dernière en date n’est autre que le Ballet de l’Opéra de Paris, qui présente en mars son projet le plus ambitieux à ce jour : Pit, sur une partition pour orchestre de Celeste Oram à laquelle viendra s’ajouter le Concerto pour violon de Sibelius.

C’est l’humanité viscérale qui caractérise le style de Bobbi Jene Smith, à la fois sur scène et aujourd’hui en tant que chorégraphe, qui a suscité l’intérêt de l’ancienne directrice de la danse Aurélie Dupont. Celle-ci l’a découverte par le biais d’une vidéo de Pierre, pièce qui avait eu sa première en 2021 au Ballet Royal du Danemark. « Ce qui lui a plu, c’est la manière dont la pièce révélait les personnalités des interprètes, dont elle insistait sur leur individualité et permettait de ressentir de l’empathie pour eux », explique Bobbi Jene Smith, qui avoue avoir été extrêmement surprise d’être contactée par Aurélie Dupont, qui a depuis quitté le Ballet de l’Opéra.

L’individualité des artistes est effectivement au cœur de son processus créatif, selon Bobbi Jene Smith. « Que je travaille avec des musiciens, des danseurs classiques ou des danseurs contemporains, pour moi, ce qui compte, ce sont les gens », explique-t-elle. En ce qui concerne l’Opéra de Paris, « il se trouve que ce sont d’excellents danseurs classiques », ajoute la chorégraphe, qui a tenu des auditions pour choisir ses vingt danseurs, « mais ils savent aussi sans doute faire beaucoup d’autres choses, qui restent à découvrir ».

Bobbi Jene Smith, répétitions de Broken Theater au Carolina Performing Arts © Anna M. Maynard

En répétition, la collaboration avec Bobbi Jene Smith « dépasse le simple travail sur un ballet », suggère Jeremy Coachman, danseur au L.A. Dance Project, qui a nommé la chorégraphe artiste en résidence et a présenté cet automne son Quartet for Five au Théâtre du Châtelet. « La manière dont elle amène cette notion d’humanité en studio nous permet vraiment de nous centrer, dit-il. Il ne s’agit pas juste de produire un produit fini bien lisse, c’est une vraie expérience qui s’épanouit dans le temps et dans l’espace. » Selon lui, plutôt que de demander aux danseurs d’interpréter des émotions ou des sentiments, Bobbi Jene Smith les invite à en faire l’expérience en temps réel.
Et elle montre l’exemple, ajoute Coachman, qui la juge très présente et disponible – ce qui permet aux danseurs de s’ouvrir à elle : « Absolument rien n’est interdit. Toutes les suggestions sont les bienvenues, on peut en apporter et en discuter. » Bobbi Jene Smith mentionne d’ailleurs très fréquemment le nom de ses danseurs en tant que co-chorégraphes de ses ballets, reconnaissant ainsi leurs contributions.

Son mari, Or Schraiber, autre ancien danseur de la Batsheva, joue également un rôle important dans son travail. Co-chorégraphe de Pit, il a contribué à presque tous ses projets récents. « Nous nous nourrissons constamment du travail de l’autre, explique Bobbi Jene Smith. C’est très naturel, à tel point qu’il est difficile de dire d’où viennent les idées. Nos langages corporels communiquent au-delà de nous, et quand ils se croisent, il y a une vraie convergence entre eux. »

Si imperturbable que puisse paraître la chorégraphe américaine, le prestige d’une création pour le Ballet de l’Opéra de Paris ne lui échappe évidemment pas. « Oui, c’est très important pour nous, confirme-t-elle, mais il faut rester à l’écoute de ce qui émerge devant nous sans s’emballer. » Smith n’en dira pas plus sur ce qui « émerge », et elle s’attend à ce que Pit prenne de nouvelles orientations, comme souvent, quand les répétitions commenceront ce mois-ci : « On peut se préparer tant qu’on veut, mais tant qu’on n’est pas dans la pièce avec les gens qui vont interpréter le ballet, il y a une grande part d’inconnu. »
Elle sait cependant déjà que cette nouvelle création sera une conversation avec la musique qu’elle a choisie, comme beaucoup d’autres pièces de son répertoire. Dans With Care, par exemple, deux violonistes évoluaient sur scène avec deux danseurs, sur un pied d’égalité. « J’ai hâte de travailler là-dessus avec ces danseurs-là, car ce sont des virtuoses en matière de musicalité, et je pense que je vais apprendre d’eux », dit-elle. À ses yeux, l’orchestre est un collaborateur au même titre que les autres, et « pas seulement un outil » : « L’orchestre est essentiel dans cet univers que nous allons créer, et un élément clé de la dramaturgie du ballet. »

Après sa première parisienne, une nouvelle tournée attend Bobbi Jene Smith pour Broken Theater, une création de longue haleine (qui était à l’origine un film de danse) pour quatorze danseurs, musiciens et vocalistes, dont Or Schraiber et elle-même. Broken Theater explore l’écart entre ce que les artistes sont sur scène et dans la vie – un écart qui semble n’avoir jamais existé pour la chorégraphe américaine, à dessein. « Je veux juste continuer à prendre des risques, à explorer mes propres limites », insiste-t-elle. Sur une scène aussi exposée que celle de l’Opéra de Paris, cela peut faire peur, admet Bobbi Jene Smith. « Mais je ne sais pas comment faire autrement. »

Pit
chorégraphie Bobbi Jene Smith & Or Schraiber
du 17.03 au 30.03. 2023
Opéra national de Paris - Palais Garnier
operadeparis.fr

Le ballet Pit fait l’objet d’une captation et sera retransmis en direct le 29.03.2023 sur la plateforme de l’Opéra « L’Opéra chez soi ».