CN D Magazine

#9 juin 25

« On a rêvé tellement haut et fort » : Maud Le Pladec, un an après les J.O. de Paris

Laura Cappelle

Maud Le Pladec © Felix Ledru


En 2024, Maud Le Pladec a vécu l’aventure d’une vie : superviser l’ensemble des chorégraphies présentées lors des cérémonies des Jeux olympiques et paralympiques. Un an plus tard, la nouvelle directrice du CCN-Ballet de Lorraine revient sur l’intensité de cette expérience ainsi que ses conséquences mentales et physiques – et n’hésite pas à voir grand pour l’avenir.

En mai dernier, Maud Le Pladec ne dormait « déjà plus beaucoup », se souvient-elle. La chorégraphe, directrice de la danse des cérémonies de Paris 2024, navigue alors d’urgence en urgence. Un jour, un pont jugé trop fragile condamne un tableau de la cérémonie d’ouverture ; le lendemain, il faut convaincre Lady Gaga de danser avec des pompons. Le tout en sillonnant la France pour fignoler les interventions des ballets français mobilisés, et en supervisant les filages des autres chorégraphes impliqués, comme Alexander Ekman, en charge de la cérémonie de clôture.

Un rythme tellement effréné que deux mois avant le coup d’envoi des Jeux olympiques, son corps lâche : luxation de la hanche. « Je montrais beaucoup sans m’échauffer, et je me suis blessée sur un mouvement très bête de déhanché. L’articulation est tellement sortie que le tendon a failli se briser en deux. » En béquilles, en taxi, Maud Le Pladec continue malgré tout. Même son chien Charly, habituellement de toutes les aventures, ne la voit plus.

Un an plus tard, dans le salon parisien de la chorégraphe, Charly mâchouille paisiblement une phryge en peluche, souvenir de cette dernière ligne droite « au forceps ». Sa maîtresse cherche les mots pour décrire l’ampleur de l’événement et des émotions qu’il a déclenchées : « Le stress est tellement intense qu’on ne le ressent même plus, à la fin. Si on réalise trop, on n’y arrive pas. »

L’aventure avait débuté à l’été 2022 par un coup de fil de Thomas Jolly, quelques mois avant sa nomination officielle à la direction artistique des cérémonies. En 2016, le metteur en scène et la chorégraphe avaient collaboré sur une production de l’opéra Eliogabalo, à l’Opéra de Paris, mais leur première rencontre remonte au début des années 2000 : alors élève à l’école du Théâtre national de Bretagne, Thomas Jolly aborde Maud Le Pladec dans un café pour lui dire qu’il a « flashé » sur sa danse dans Love, pièce de Loïc Touzé.

Répétitions de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 © Getty Images News

Quand il lui propose l’aventure olympique, vingt ans plus tard, la danseuse est devenue directrice du CCN d’Orléans. « Je me suis d’abord dit : “Comment je vais inscrire ça dans mon planning ?” », se souvient-elle en riant. Contrairement à Thomas Jolly, qui a quitté ses fonctions au Quai d’Angers, Maud Le Pladec négocie un partage contractuel de son temps. Elle décide également de « partager ce plateau avec plein de chorégraphes », dont la spécialiste des styles dancehall et afro Tashinda et la compagnie électro MazelFreten lors de la cérémonie d’ouverture.

La core team réunie par Thomas Jolly, qui comprend également la styliste Daphné Burki et le compositeur Victor Le Masne, devient au fil des mois une entité soudée face au défi titanesque de cette première cérémonie, étalée tout au long de la Seine, et à l’intensité de l’exposition médiatique. « On riait beaucoup, il y avait énormément de joie », explique Maud Le Pladec, qui reconnaît aujourd’hui une certaine nostalgie.

Une joie douchée le matin du 26 juillet dernier par un dernier imprévu : la pluie, qui s’abat sans relâche sur les premiers moments de Paris 2024. En fin d’après-midi, Maud Le Pladec manque de rester coincée dans la capitale à l’arrêt après une dernière séance de travail avec Lady Gaga, qui ouvre le bal avec « Mon truc en plumes », numéro emblématique de Zizi Jeanmaire. Quand la chorégraphe arrive enfin à rejoindre le Trocadéro, elle regarde la cérémonie – « pour la première fois en entier » – depuis un barnum « derrière les officiels, avec une salade et une bière ». « La fumée bleu-blanc-rouge est arrivée et là, je me suis effondrée. J’ai pleuré tout du long », se souvient-t-elle.

Au fil des tableaux, qui mobilisent des centaines d’artistes de tous statuts, elle offre au monde un panorama qui se veut vaste et inclusif de la danse française, « de la danse classique en passant par le contemporain, l’électro, le cabaret, le hip hop, le krump ». La mise en scène de Thomas Jolly, pourtant, suscite rapidement une vague de réactions très violentes – notamment le tableau « Festivités », centré sur un banquet dionysiaque réunissant Philippe Katerine et des drag queens.

Cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 © Kyodo News

Début mai, sept personnes ont ainsi été condamnées par le tribunal correctionnel de Paris pour avoir envoyé des messages haineux à l’homme de théâtre. Maud Le Pladec, elle aussi, dit avoir reçu des menaces de mort à propos des valeurs véhiculées par la cérémonie. « Mais Thomas et moi, on vient d’institutions du service public, et l’ouverture, la diversité, l’égalité font partie du cahier des charges. Pour nous, ce sont des valeurs de la culture française. »

Quand la pression retombe enfin, avec les dernières médailles des Jeux paralympiques, la chorégraphe ne s’arrête pas pour autant. Au milieu de son marathon olympique, elle a été nommée à la tête du CCN-Ballet de Lorraine, et doit assurer une rentrée chargée. Fin octobre 2024, elle prend enfin cinq semaines pour rééduquer sa hanche malmenée et faire le vide. 

Mais la fatigue n’a pas totalement disparu : « J’ai un peu laissé la moitié de mon âme aux J.O. », admet-elle. Maud Le Pladec revient toutefois progressivement à la création scénique, avec un nouveau trio sur une partition du minimaliste Nico Muhly (pour Sadler’s Wells) et un projet d’ampleur à la Philharmonie de Paris : une soirée partagée avec Josépha Madoki autour des concertos de Bach et de Vivaldi, avec les 26 interprètes du Ballet de Lorraine.

Et l’échelle démesurée des cérémonies de Paris 2024 lui a donné l’envie d’expérimenter avec « de grosses scénographies » dans un futur proche : « On a rêvé tellement haut et fort. On n’avait pas tant de moyens, en réalité, et on a réussi. » Une nouvelle histoire qu’elle compte écrire au Ballet de Lorraine, où des « dysfonctionnements internes » l’ont déjà amenée à retrousser ses manches. Sans se départir de quelques leçons durement acquises sur la scène olympique : « Rien n’est impossible – et tout est relatif. »

​​Laura Cappelle est une journaliste et chercheuse basée à Paris. Professeure associée à l’université Sorbonne Nouvelle, elle a dirigé l’ouvrage collectif Nouvelle Histoire de la danse en Occident (Seuil, 2020) et est l’autrice de Créer des ballets au XXIe siècle (CNRS Éditions). Critique de danse du Financial Times à Paris depuis 2010, elle tient également une rubrique sur le théâtre français dans le New York Times et est conseillère éditoriale de CN D Magazine.

Static Choc par le Ballet de Lorraine
Chorégraphie : Maud Le Pladec
le 5 juin
à l’Arsenal Cité Musicale, Metz

CONCERTO DANZANTE
Chorégraphie :  Maud Le Pladec & Josépha Madoki
le 6 et 7 juin 2026
à la Philharmonie de Paris