#0 juin 22
Eisa Jocson, danseuse macho
Belinda Mathieu
Chorégraphe philippine formée à la danse classique, Eisa Jocson s’est prise de passion pour les « macho dancers », ces performeurs de charme à la gestuelle lascive qui évoluent dans des clubs dédiés à Manille. Dans le solo Macho Dancer, elle incarne la masculinité de cette danse pour déstabiliser les normes de genre et questionner la culture de son pays, façonné par l’impérialisme américain.
Derrière son écran d’ordinateur, Eisa Jocson affiche une mine irritée : « Je suis très en colère », lâche-t-elle. Aux Philippines, dont la chorégraphe est originaire, on annonçait le 10 mai les résultats de l’élection présidentielle : Ferdinand Marcos Jr., le fils de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos, a été élu. Un retour en arrière qui balaye pour Eisa Jocson, comme pour beaucoup d’observateurs, les acquis de la révolution de 1986.
L’ancienne étudiante en arts visuels est plutôt du genre rebelle. Depuis dix ans, cette trentenaire issue de la classe moyenne philippine combat à travers ses performances les assignations de genre et l’impact de la colonisation américaine, en questionnant la dimension politique des corps avec une patte impertinente.
En 2013, elle créait la pièce Macho Dancer, d’après la pratique éponyme née dans les années 1970 aux Philippines. Cette danse proche du strip-tease, pratiquée par des hommes dans des clubs dédiés, charrie un public d’hommes comme de femmes, chose plutôt rare dans l’économie des clubs nocturnes – et peut-être liée au fait qu’ils oscillent entre l’hyper-masculinité, avec leur air arrogant et fier, et des qualités socialement perçues comme féminines, par la douceur et l’écoute attentive dont ils font preuve avec les clients.
Vêtue d’un marcel noir, d’un short en jean et de bottes de cowboy, Eisa Jocson s’approprie cette danse sensuelle et virile, normalement réservée aux hommes. Une démarche plutôt mal vue dans la société philippine, patriarcale et où plus de 80% de la population est catholique. « Quand j’ai annoncé à mes parents que je créais Macho Dancer, c’était l’incompréhension totale. Mon père m’a lancé : “Pourquoi tu ne peux pas danser les danses traditionnelles philippines, comme une personne normale ?”. Ma mère a tout simplement quitté la pièce, se souvient la danseuse. C’est bien la preuve que pratiquer cette danse en tant que femme reste subversif. D’ailleurs, les gérants des clubs ne m’ont jamais laissé performer dans un macho club. »
Initialement danseuse classique, Eisa Jocson se forme ensuite à la pole dance, dont elle tire en 2011 une de ses premières créations, Death of the Pole Dancer. Avec le macho dancing, cette férue de sociologie a été attirée par une autre corporéité éloignée de la sienne, de l’éducation et de la formation qu’elle a reçues : « C’était une manière de mettre au défi ma propre physicalité, comme une ethnographie du corps. Alors que j’étais habituée à la grâce, la légèreté, l’envol, j’ai appris à donner l’illusion du poids, du volume, à être dans le sol et à prendre l’espace. »
Si cette danse l’a fascinée, c’est aussi en raison des dynamiques socio-économiques de ce métier, pratiqué par des jeunes hommes de classe modeste et financé par des classes moyennes à aisées. « Une partie du travail des macho dancers est émotionnel. Il consiste à s’asseoir avec les clients, les écouter, poursuit Eisa Jocson. Il faut incarner à la fois l’arrogance et une grande vulnérabilité, parce qu’ils doivent performer la vulnérabilité pour donner envie aux clients de les soutenir financièrement. » À travers ce phénomène des macho dancers, c’est un aperçu de la complexité de la société philippine qu’elle nous donne à voir en filigrane.
Affublés de leurs fameuses bottes de cowboy, ils évoluent sur des love songs à l’américaine, pleines de bons sentiments, où l’on retrouve entre autres des titres de Mariah Carey ou de Whitney Houston. « Cette bande-son n’est pas propre aux macho clubs, c’est un paysage sonore omniprésent aux Philippines, que l’on entend aussi bien dans les centres commerciaux que dans le métro », explique Eisa Jocson. Ce pays asiatique entretient en effet de forts liens géopolitiques avec les États-Unis, au prix d’un certain impérialisme. « C’est un moyen de rendre la population obsédée par la recherche de l’être aimé, qui nous a été transmis par tout un pan de la culture pop américaine. En étant focalisés sur cette recherche individuelle, nous sommes distraits des combats collectifs à mener, comme la lutte pour l’émancipation d’un système capitaliste », ajoute la chorégraphe.
Sur ces titres mielleux, les macho dancers ont élaboré une gestuelle emblématique. Eisa Jocson qualifie leur démarche de « lourde et visqueuse » : « Quand ils montent sur scène, on a le sentiment que la salle se métamorphose. Le temps ralentit et l’atmosphère s’épaissit, s’alourdit et devient une matière gluante, suintante. » Macho Dancer cherche à condenser et à analyser en un seul corps les subtilités de la culture philippine. Une démarche ouvertement politique, conclut Eisa Jocson : « C’est pour moi une manière de pirater les institutions dans lesquelles les corps sont engagés. »