CN D Magazine

#5 mars 24

Jérôme Bel
sans Jérôme Bel

Belinda Mathieu

Tomas Gonzalez et Igor Cardellini, d'après Jérôme Bel de Jérôme Bel, Théâtre Vidy-Lausanne, 2021 © Sabina Bösch


En 2019, Jérôme Bel annonce publiquement arrêter de prendre l’avion pour des raisons écologiques. Le chorégraphe français, dont l’économie reposait en partie sur les tournées, a opté pour un compromis : un an avant que la pandémie ne force le monde de la danse à se tourner vers l’usage de la vidéoconférence, il commence à transmettre son travail en ligne et à distance. En 2021 il s’associe ensuite à la metteuse en scène britannique Katie Mitchell et au Théâtre de Vidy à Lausanne pour penser un théâtre viable écologiquement. Au sein du projet Théâtre Durable ? ils imaginent l’un et l’autre la transmission d’une performance qui ne nécessite plus leur intervention pour être mise en scène à travers le monde. Les interprètes locaux qui se sont emparés de la pièce Jérôme Bel racontent à CN D Magazine leur expérience d’une création qui se réinvente, en circuit court.

Seul en scène, assis derrière un ordinateur, Jérôme Bel pianote sur son clavier en commentant des extraits de ses spectacles diffusés sur un grand écran, opérant une rétrospective de son travail façon conférence. Intitulée Jérôme Bel, la performance est aussi un clin d’œil à une autre pièce éponyme du chorégraphe, iconique de ses débuts et d’une danse conceptuelle et anti-spectaculaire des années 1990. Si la conférence, présentée à l’automne 2021 à la Ménagerie de verre à Paris, semble intimement liée à l’histoire personnelle du chorégraphe et à sa présence sur scène, elle est en train de faire le tour de la planète sans son créateur, qui, depuis cinq ans, ne voyage plus en avion pour motif écologique. Au moyen d’un script détaillé et après quelques rendez-vous en ligne, Jérôme Bel a ainsi confié cette « auto-bio-choréo-graphie », comme il la nomme, à plusieurs interprètes qui la mettent en scène et la performent dans les théâtres du monde entier, à Milan, Zagreb, Amsterdam, Budapest, Liège, Los Angeles, Buenos Aires ou encore Hong-Kong.

Maria Magdalena Kozłowska et Pankaj Tiwari, d'après Jérôme Bel de Jérôme Bel, Holland Festival, 2023 © Eva Roefs

Les performeurs Maria Magdalena Kozłowska et Pankaj Tiwari ont joué leur version en juin dernier à Amsterdam. Ils ont découvert le script en Inde à Gandhinagar, où ils étaient en résidence. « De là-bas ce témoignage européen paraissait particulièrement étranger. Il devenait une fiction » racontent-ils d’une voix commune. Pour cette femme polonaise et cet homme d’origine indienne, tous deux plus jeunes que Bel, incarner ce dernier est presque comique : « Nous mettre à la place d’un homme blanc cisgenre dans la cinquantaine a presque quelque chose de satirique ! Nous sommes d’une autre génération, qui a une idée bien différente de ce qu’est une carrière… Son texte dans nos bouches devenait un mantra, une sorte d’affirmation positive d’une trajectoire rêvée. Notre regard critique a aussi permis ce dialogue entre les générations, les pays, les approches de l’art, de l’identité et de l’héritage. »

Marco D’Agostin, qui proposera sa version à Milan en avril, a aussi cherché à créer des décalages, en donnant le rôle de Jérôme Bel à la danseuse Chiara Bersani avec qui il co-dirige la pièce : « C’était important pour moi de mettre la voix de Jérôme dans le corps de Chiara, car c’est un corps de femme, mais aussi parce que son corps n’a jamais fait l’expérience de la danse qu’a vécu Jérôme [la danseuse et chorégraphe est atteinte d’ostéogénèse imparfaite, une maladie génétique qui réduit sa taille à moins d’un mètre - ndlr]. Son corps embrasse la danse avec une tout autre perspective. »

Ayelen Parolin, d'après Jérôme Bel de Jérôme Bel, Théâtre de Liège, 2023 © Moovizz

Le binôme Igor Cardellini et Tomas Gonzalez, qui donnait les premières représentations de la pièce en juin 2022 à Lausanne, a adopté la perspective inverse : aller au plus près du chorégraphe. « Nous sommes restés très fidèles au script d’origine. Tomas dit le texte de Jérôme Bel à la première personne » précise Igor Cardellini. Pour entrer dans le personnage, Tomas Gonzalez s’est ainsi grimé en Jérôme Bel sur les réseaux sociaux et dans une exposition photographique pop et amusante visible avant le spectacle. Pendant la représentation, en revanche, il adopte une neutralité totale : « Le jeu est simple et, au début du spectacle, un texte est même affiché pour expliquer la démarche au public. Tout est dévoilé, dans une forme de dé-spectacularisation proche de la démarche de Jérôme Bel. »

Tomas Gonzalez et Igor Cardellini, d'après Jérôme Bel de Jérôme Bel, Théâtre Vidy-Lausanne, 2021 © Sabina Bösch

Pour tous ces artistes, mettre en scène Jérôme Bel impliquait aussi de respecter plusieurs contraintes : jouer la pièce dans leur ville seulement, ne pas porter de costumes et adopter une scénographie qui appartient au théâtre. « Je pense qu’il y a une volonté double dans cet exercice, explique Tomas Gonzalez. À la fois d’avoir un script commun balisé et en même temps de lâcher la bride, pour voir ce que chaque équipe artistique va proposer. » Et certains ne s’en sont pas privés, comme Marco D’Agostin et Chiara Bersani qui comptent transformer tous les extraits vidéo de la pièce en performances live, grâce à des danseurs milanais amateurs et professionnels. Mais pour Tomas Gonzalez, c’est l’écologie de ce projet qui le questionne : « Est-ce que l’énergie investie dans la reproduction avec une nouvelle équipe à chaque fois est plus durable et viable que le fait de voyager avec son projet ? Ou a-t-on besoin de ce type de pièces pour, justement, permettre d’ouvrir le débat et inviter les théâtres à se positionner ? » Plus qu’une démarche en faveur de l’environnement, ce sont aussi des visions du monde qui se confrontent dans ces reprises, tissant un dialogue international autour de l’héritage du spectacle et d’une définition plus si nette de la notion d’auteur.

Journaliste et critique spécialisée en danse, Belinda Mathieu travaille pour plusieurs titres (Télérama, Mouvement, Trois Couleurs, Sceneweb, La Terrasse). Diplômée de Lettres Modernes (Université Paris-Sorbonne), de journalisme (ISCPA) et titulaire d’une Licence du département danse de l’Université Paris 8, elle poursuit ce cursus en Master et alimente une réflexion sur sa pratique et les enjeux des textes critiques dans l’écosystème de la danse contemporaine.

Jérôme Bel par Enoch Cheng avec Dick Wong
du 14 au 16 mars au Hong Kong Cultural Center, Hong Kong

Jérôme Bel par Jérôme Bel
du 2 au 7 avril à la MC93, Bobigny

Jérôme Bel par Ariel Osterweis
les 4 et 6 avril à REDCAT, Los Angeles, États-Unis

Jérôme Bel par Marco D’Agostin avec Chiara Bersani
du 17 au 21 avril au Piccolo Teatri di Milano, Italie

Jérôme Bel par Marco Mazzoni
les 3 et 4 mai à Cango, Florence, Italie