CN D Magazine

#5 mars 24

Institutions chorégraphiques face aux questions raciales : passer des postures aux actes

Binkady-Emmanuel Hié


Euzhan Palcy, le Chevalier de Saint George ou Habib Benglia, nombreux sont les artistes racisés qui ont brisé, en leur temps, le plafond de verre qui recouvrait leur discipline. Le cinéma, la musique classique et le théâtre français ont-ils pour autant été structurellement débarrassés des stigmates du racisme ? Évidemment, non. La danse, notamment classique, qui a vu fleurir de nombreux talents tels que Raphaëlle Delaunay, Kader Belarbi, Charles Jude, Jean-Marie Didière ou Éric Vu-An, ne fait pas exception. Les parcours des pionniers – passés, présents ou futurs – restent de simples étoiles filantes s’ils ne s’accompagnent pas de changements systémiques qui permettent à celles et ceux qui marchent dans leurs pas de ne pas rencontrer les mêmes obstacles. 

Pour Binkady-Emmanuel Hié, co-initiateur du manifeste De la question raciale à l’Opéra de Paris, coauteur de VISIBLES ! Figures noires dans l’Histoire de France et fondateur de l’agence NORME, il incombe aujourd’hui aux institutions culturelles de ne plus rester spectatrices du changement mais d’en prendre la responsabilité, de la formation des équipes jusqu’à l’usage des justes mots.

La rareté des personnes non-blanches sur les plateaux chorégraphiques n’est qu’une des multiples manifestations des inégalités raciales persistant dans le monde de la culture en France. Lorsque ces artistes sont présents, leur visibilité est un vecteur de progrès : elle permet de bousculer les imaginaires traditionnels et de susciter des vocations parmi les plus jeunes. On ne doit pourtant pas attendre de ces incarnations du « changement » – qui ne sont ni porte-drapeaux, ni référents « diversité et inclusion » – qu’ils fassent le travail qui incombe aux structures dans lesquelles ils évoluent et transforment par miracle une industrie du spectacle où les dysfonctionnements sont profondément enracinés.

Les institutions ne sauraient d’ailleurs se cacher derrière la seule présence des personnes racisées sur scène et dans les programmes de saison pour prétendre au progrès. Une correcte représentativité de la culture française en matière d’origines ethno-raciales passera également par une redistribution des cartes dans ses cercles les moins exposés au regard du public. Ainsi, sans présence de professionnels non-blancs aux postes de direction aussi bien artistique qu’administrative ou technique, là où se prennent les décisions vitales pour l’art chorégraphique français, la marche pour la « diversité » ne restera qu’une performance.

Au-delà des questions de représentativité, les structures doivent avant tout réaliser un travail de fond afin de devenir des espaces où les personnes non-blanches ne se trouvent pas en terrain hostile. Cette hostilité, bien loin de n’être qu’une ambiance insaisissable, est un paramètre souvent objectivable par de nombreux moyens. Elle se manifeste par exemple par le manque de professionnalisme dont fait preuve une structure lorsque l’équipe de maquillage et de coiffure mise à disposition des artistes ne sait pas comment s’occuper des peaux non-blanches ou des cheveux crépus. Un même constat pourrait être fait lorsque les équipes techniques ne maîtrisent pas les méthodes d’éclairage qui permettent de mettre en valeur les peaux foncées. L’établissement faillit à ses missions s’il n’a pas exigé que son personnel soit correctement formé pour combler cette lacune.

Cette hostilité peut également découler du manque de sérieux dans la mise en place de politiques de prévention ou de sanction des différentes manifestations des inégalités raciales. En effet, l’antiracisme ne se limite pas à de bonnes intentions, à un esprit ouvert et éduqué, à des opinions politiques « de gauche » ou à un entourage riche en alibis « minorisés ». Il passe par un travail méticuleux de diagnostic, de pédagogie et de mise en œuvre de mesures internes. Il nécessite de la volonté, du budget et des personnels qualifiés. Pour ne pas se perdre dans les discussions idéologiques, il doit se focaliser sur des éléments tangibles laissant peu de place à la discussion, tels que les mots, les chiffres ou les règles.

Sans présence de professionnels non-blancs aux postes de direction aussi bien artistique qu’administrative ou technique, là où se prennent les décisions vitales pour l’art chorégraphique français, la marche pour la « diversité » ne restera qu’une performance.

Confusion de l’apparence d’une personne avec sa nationalité, abus du terme « diversité » pour désigner des personnes perçues comme non-blanches, entêtement à utiliser l’anglicisme « black » par peur de prononcer le terrifiant adjectif « noir » : les fautes de langage des français trahissent leur mauvaise maîtrise du vocabulaire lié aux origines ethno-raciales et aux discriminations dont elles font le lit. Si elles peuvent se traduire par un simple sentiment de malaise dans un cercle privé, ces erreurs ne sont en revanche pas acceptables dans un cadre professionnel, lorsque ces mots sont utilisés dans une discussion avec un collaborateur, un discours officiel ou des supports de communication. Pour entamer la difficile conversation sur les inégalités raciales, il est nécessaire d’identifier les termes pertinents, de les comprendre, de se les approprier et de les utiliser correctement.

L’actualité ne cesse d’en témoigner : la France est un pays dans lequel la culture de la tolérance envers des paroles ou des actes juridiquement sanctionnables est profondément ancrée. Le monde des arts n’échappe pas à cette réalité, et de nombreux actes et paroles interdits par la loi continuent de s’inviter dans les couloirs, studios, scènes et salles de spectacles. La plupart des dispositions permettant de lutter contre le racisme, les discriminations raciales ou les micro-agressions sont pourtant déjà présentes dans les règlements intérieurs des établissements ou dans les codes (pénal et du travail). Ne pas s’en prémunir pour prévenir ou sanctionner les manifestations des inégalités raciales, c’est faire preuve de passivité quand le droit exige l’action.

On ne peut corriger ce que l’on ne peut mesurer. Les politiques destinées à atteindre la parité des sexes dans la culture l’ont montré : mettre des chiffres sur les disparités permet à la fois d’en saisir l’ampleur et de jauger l’efficacité des méthodes utilisées. À cet égard, le temps est venu d’en finir avec le mythe selon lequel mesurer les inégalités raciales serait interdit en France. Les différents modes de calcul qu’autorise le droit français, basés sur des données objectives non raciales (tels que le pays ou la nationalité de naissance des parents) ou des données subjectives basées sur le ressenti d’appartenance ou l’origine perçue (mode de calcul utilisé par l’ARCOM depuis quinze ans) devraient être connus et expérimentés par tous les dirigeants d’établissements.

Si tant est que les questions de juste représentation et d’hostilité de l’environnement de travail soient un jour résolues, une équation complexe demeurera. Il est légitime de permettre à l’expérience racisée d’être racontée dans les œuvres par ceux-là même qui la vivent. Mais ces artistes doivent également avoir le droit, à leur tour, de bénéficier d’une universalité d’apparence et de discours qu’on leur a si souvent refusée. Comment permettre aux interprètes ou aux auteurs d’osciller à leur guise entre ces deux possibles, et comment intégrer cette variété de postures dans une programmation ? Quels imaginaires faut-il chambouler et quelles vraisemblances faut-il distordre pour que les artistes non-blancs puissent enfin se présenter au monde comme ils le souhaitent et dépourvus du sens de leur mélanité ? Les réponses à ces questions se trouveront autant au sein des institutions, et grâce à leur travail actif, que sur le terrain des œuvres et de leur réception. Et plus que tout, dans la discussion avec les premiers concernés.

Diplômé de l’École de Droit de la Sorbonne et de l’École du Barreau de Paris en 2016, Binkady-Emmanuel Hié choisit par la suite de s’orienter vers le monde des arts et de la culture. Il rejoint l’Arop, la structure de mécénat de l’Opéra de Paris, où il occupe les fonctions de chef de projet événementiel et relations publiques. En mai 2020, il co-écrit puis pilote la campagne de presse autour du manifeste De la question raciale à l’Opéra de Paris. Deux ans plus tard, il fonde l’agence NORME, convaincu de la nécessité de développer une méthode adaptée pour aborder les questions raciales en France.

VISIBLES ! Figures noires dans l’Histoire de France
Textes : Binkady-Emmanuel Hié et Léo Kloeckner
Illustrations : Aurélia Durand
Éditions Stock
Parution : octobre 2023