CN D Magazine

#7 octobre 24

Représentation collective en danse (1) : se syndiquer, à petits pas

Léa Poiré


Il s’en est fallu de peu que la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris sur la Seine tombe à l’eau : le syndicat défendant les danseurs et danseuses a levé son préavis de grève deux jours seulement avant l’événement. Bien que spectaculaire et partiellement victorieuse, cette mobilisation reste inédite dans un secteur où la représentation collective fait face à de nombreux freins.

Corps immobiles, le poing levé : à quatre jours de l’ouverture des Jeux Olympiques cet été, des danseurs et danseuses de la cérémonie d’ouverture refusent de participer aux répétitions. « La chorégraphie se met en place et là tout s’arrête, rien ne se passe », se souvient l’interprète Tristan Ihne. La raison de cette action : un préavis de grève qui dénonçait des disparités de traitement entre interprètes et demandait, notamment, une revalorisation des droits de diffusion audiovisuels.

Voir ainsi des danseurs s’unir pour revendiquer de meilleures conditions de travail n’est pas chose commune. « On n’a jamais autant intéressé la presse… », se réjouit Tristan Ihne. Représentant du personnel au CCN-Ballet de Lorraine durant une dizaine d’années [il a quitté l’institution cet été], ce dernier a contribué aux laborieuses phases de négociations avec Paris 2024 et Paname 24 en tant qu’élu du syndicat français des artistes interprètes SFA-CGT, coordinateur de la séquence. Si certains se souviendront également de la grève de 150 danseurs aux JO d’Albertville en 1992, ou encore des ballerines de l’Opéra de Paris dansant Le Lac des cygnes dans la rue pour défendre leur régime spécial de retraite en décembre 2019, les mobilisations du secteur chorégraphique sont souvent aussi spectaculaires que ponctuelles – à l’inverse de celles des professions techniques ou musicales, plutôt bien organisées.

Le constat est clair : dans la danse, le taux de syndicalisation est plus bas qu’ailleurs. Il est cependant difficile de le calculer précisément car il n’existe pas de syndicat fédérant le milieu dans son ensemble, et les données sont sensibles : il est par exemple interdit d’indiquer si un salarié est syndiqué ou pas, à moins qu’il ne soit élu. Du côté des syndicats employeurs du spectacle vivant, au Synavi, union de petits lieux et compagnies, la danse plafonne autour de 9 % des 600 adhérents. Au Syndeac en revanche, qui regroupe de plus grosses structures (dont la quasi-totalité des CCN et des CDCN), les 99 employeurs rattachés à la discipline représentent 20 % des adhérents, une proportion équivalente à celle qu’ils occupent dans le spectacle vivant en général. Côté syndicats de salariés, on compte environ 350 danseurs au SFA-CGT (aujourd’hui majoritaire) soit à peu près 7 % de toute la profession répertoriée par France Travail et le ministère de la Culture, là où le taux de syndicalisation de la population française est à 10,3 % en 2019, l’un des plus faibles d’Europe. Si les chiffres sont parfois incertains, les freins à la représentation collective, eux, peuvent être identifiés.

« Qu’on soit danseur, chorégraphe ou même administrateur, nous sommes très isolés. On se voit en répétitions, aux représentations, mais bien souvent après ça tout le monde est crevé et passe à autre chose. Ce manque de suivi rend très compliquée toute démarche collective. C’est difficile de créer un élan », explique Alexandre Goyer, intermittent comme 95 % des artistes chorégraphiques. À cet éclatement de l’emploi s’ajoutent d’autres facteurs qui impactent la possibilité de concertation sur le long terme : chez les danseurs, les carrières sont courtes (treize ans en moyenne), la population est jeune (29 ans en moyenne pour les permanents, 32 ans pour les intermittents), ce qui ne facilite pas le soutien et la passation entre générations. « Certains n’ont même pas le temps de savoir qu’un syndicat existe », soupire Antoine Roux-Briffaud, élu au SFA-CGT. En outre, le secteur chorégraphique est marqué par une plus grande proportion de femmes, traditionnellement moins syndiquées (dans la population générale, en 2019 elles sont 9,5 % à se syndiquer contre 11 % pour les salariés hommes, selon le ministère du Travail).

« La revendication, l’opposition, la confrontation, c’est loin d’être une évidence dans la danse », Antoine Roux-Briffaud, danseur, élu au SFA-CGT

« On est déjà dans une pagaille pas possible pour réussir à faire un projet, monter une production. On n’arrive pas à penser à s’ancrer dans notre milieu et le défendre », reprend Alexandre Goyer qui cumule les casquettes de chorégraphe, interprète, employeur et salarié. Dans une économie à flux tendu, avec des plannings à rallonge et des travailleurs « sur tous les fronts », pour beaucoup, l’urgence n’est simplement pas à l’organisation collective. Le serpent se mord alors la queue : un taux de syndicalisation faible se répercute sur les salaires, plus bas que pour d’autres métiers artistiques, et entretient la précarité dans un champ déjà considéré comme le « parent pauvre » de la culture.

« La revendication, l’opposition, la confrontation, c’est loin d’être une évidence dans la danse, analyse Antoine Roux-Briffaud. Aujourd’hui âgé de 38 ans, ce dernier s’est syndiqué comme beaucoup sur le tard, après dix ans de carrière. Les chorégraphes prennent les risques, parfois ne se paient pas. S’ils veulent appliquer les règles, ça va avoir des conséquences, comme enlever une scénographie pour traiter les danseurs comme il faut. Alors souvent, ils perçoivent tout conflit comme une remise en cause du projet artistique plutôt qu’une question de droit. Même pour ceux qui portent un discours politique, si on ose demander le respect des horaires, c’est l’explosion. » La peur de fragiliser encore davantage les compagnies, mêlée à celle du « blacklistage », n’est jamais loin. Comme l’imaginaire du « vilain syndicaliste, à l’ancienne », ajoute le danseur d’un ton calme.

La culture du silence a la dent dure mais ne vient pas de nulle part : « Au cours de mes études, je n’ai jamais parlé, témoigne Tristan Ihne. On reçoit des corrections qu’on applique sans poser de question. Cet apprentissage se répercute dans notre vie professionnelle. » Nathalie Tissot abonde : « Nous sommes des gens de corps, empreints d’une certaine timidité à l’idée de porter notre voix. Je crois que tout s’est débloqué au moment où la parole est arrivée dans l’acte chorégraphique. » La chorégraphe est co-présidente du syndicat Chorégraphes Associé·e·s. Fondé en 2006 avec « tout juste soixante ans de retard » par rapport aux metteurs en scène – lit-on dans le compte rendu de leurs premières réunions – il s’agit du seul syndicat regroupant exclusivement des personnes issues du domaine chorégraphique, défendant une spécificité, celle d’un métier d’auteur. « L’histoire veut aussi que beaucoup de chorégraphes ont été mis en concurrence les uns avec les autres. Se réunir n’a pas été naturel… », rappelle Nathalie Tissot.

La danse a-t-elle peur de la représentation collective ? Tel était le titre d’une rencontre organisée au CN D en avril 2023, soucieux d’ouvrir le débat sur le sujet. La réponse affirmative est toutefois à nuancer selon Julie Trouverie, salariée de Chorégraphes Associé·e·s, qui a vu son nombre d’adhérents passer de 60 à 80 après le Covid. « Il est rare de rejoindre un syndicat alors que tout va bien… » sourit-elle, la récente réforme des retraites ayant d’ailleurs provoqué une explosion des nouveaux arrivants à la CGT et CFDT. Pour une interprète militante qui souhaite rester anonyme, le préavis de grève posé en amont des JO présage aussi de ricochets : « Concrètement, 300 danseurs ont vu l’impact d’un syndicat directement dans leur portefeuille. » Dans la danse, peu de représentativité ne veut donc pas dire peu d’efficacité. Mais comment fonctionne un syndicat ? Comment se faire entendre d’une même voix ? Nous aborderons ces questions dans un second volet consacré aux mécanismes et leviers d’actions des syndicats, autant vigies qu’« assurance-vie », rigole le danseur Antoine Roux-Briffaud.

Léa Poiré est une journaliste indépendante basée à Paris et Lyon. Après des études chorégraphiques, ayant été responsable danse et rédactrice en chef adjointe pour le magazine Mouvement, elle s’inscrit aujourd’hui dans le champ du journalisme culturel, de l’éducation aux médias, collabore en tant que chercheuse avec la chorégraphe Mette Edvardsen et enseigne l’écriture critique et la rédaction à l’Université de Saint-Etienne. Elle assure la direction éditoriale de CN D magazine.

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