#7 octobre 24
Artistes drag, Dancing Queens
Belinda Mathieu
Dans l’art transdisciplinaire du drag, qui mêle maquillage, coiffure, comédie, mode, création textile ou encore chant, la danse occupe une place d’honneur. CN D magazine s’est penché sur les manières qu’ont les artistes drag de s’emparer de la discipline, à l’heure où certains d’entre eux investissent les scènes chorégraphiques institutionnelles.
À l’écran, un lipsync endiablé ponctué de figures acrobatiques ou une chorégraphie de postures parodiques suscitent toujours l’éblouissement. Le concours télévisé Drag Race lancé en 2009 par l’influente drag queen américaine RuPaul Charles l’a prouvé au grand public : dans l’art du drag, la danse a toute sa place. Les fans de la franchise se souviennent notamment des grands écarts virtuoses de Laganja Estranja (RuPaul’s Drag Race US saison 5), des prouesses d’Alyssa Edwards (saison 5), du déhanché voguing de Keiona (Drag Race France saison 2) ou des tours fouettés sur pointe de Misty Phoenix devant l’étoile Guillaume Diop en juré bienveillant (saison 3). Cette effervescence interroge : Qu’empruntent ces artistes à la danse ? Peut-on y reconnaître un style caractéristique ? Quelles porosités existent entre les pratiques du drag et de la chorégraphie ?
Qu’il performe au cabaret Habibi à la Flèche d’Or ou du côté de Drag Race France saison 2, Matthieu Barbin, alias Sara Forever, semble toujours avoir une longueur d’avance. « Être danseur m’a beaucoup aidé car j’avais déjà l’habitude d’être sur scène » explique celui qui a collaboré entre autres avec les chorégraphes Boris Charmatz, Marlène Saldana et Jonathan Drillet. Si certaines queens et certains kings ont suivi un cursus académique (L’Opéra de Paris pour Perseo et le conservatoire d’Avignon pour Misty Phoenix), la plupart ont une approche beaucoup plus DIY de la discipline.
« Il y a bizarrement peu de danseuses et danseurs de formation qui font du drag, observe Matthieu Barbin. Certaines personnes sont incapables d’exécuter une chorégraphie correctement mais ont une conscience de leur corps en mouvement assez bluffante. Ils s’emparent de la danse de manière instinctive. » Soa de Muse, finaliste de Drag Race France saison 1 et co-fondatrice du cabaret La Bouche à Paris, abonde : « Le drag est forcément connecté à une corporalité, on a une démarche, une posture… Porter des talons pendant douze heures d’affilée, c’est déjà une forme de danse ! »
Beaucoup de drags apprennent donc à danser « sur le tas », à l’aide de quelques tutos YouTube, ou, comme Lee alias Levo Evolove, au contact de leurs pairs dans les loges. Pour ce franco-vietnamien de 27 ans, tout a commencé à la Keeng Party, une soirée organisée régulièrement au Cabaret des Merveilles, lieu queer et féministe parisien. La découverte de l’art drag king qui, à l’inverse des queens, consiste à incarner et détourner les codes de la masculinité, a été pour lui une libération : « J’ai été assigné femme à la naissance, mais ça a toujours été beaucoup plus facile d’incarner un genre masculin. Si monter sur scène me fait encore très peur, quand la musique est lancée je fais exploser tout ce que j’ai gardé en moi. Comme sous ma douche ! » rigole-t-il.
Depuis un an et demi, il fait un carton grâce à son regard perçant, sa classe et une gestuelle sensuelle ponctuée de grands écarts. Malgré son apparente aisance, tant dans l’interprétation que les figures techniques, il déclare : « Je ne me considère pas comme danseur, je fais plutôt de l’expressionnisme. » Ses numéros de lipsync inspirés des mimiques de son père et de Jim Carrey n’ont en effet rien à envier à la danse du visage de la cabarettiste allemande du XXe siècle Valeska Gert. Malgré la finesse de son interprétation, les numéros de Levo Evolove flirtent toujours avec l’improvisation : « Je m’entraîne très rapidement, sans aller dans le détail. J’ai vraiment envie d’être dans le moment et de me laisser surprendre. D’ailleurs, il est rare que je fasse plusieurs fois le même show. »
C’est précisément cette spontanéité qui a séduit Matthieu Barbin à son arrivée sur la scène drag, peu après sa création scénique Les Cent Mille Derniers Quarts d’heure (2020) dans laquelle il apparaissait déjà avec une perruque et un maquillage extravagant. « À mes débuts, j’avais tendance à faire des numéros très longs, comme en danse contemporaine, où on s’intéresse beaucoup au processus. Mais dans le drag, ça ne fonctionne pas : c’est la volonté d’impact qui prédomine sur tout le reste. On n’a pas d’autre choix que de se saisir du regard porté sur soi… »
Pour l’artiste, la pratique fait fi du quatrième mur « qui n’existe tout simplement pas » et va jusqu’à affirmer que « le drag est l’art le plus égalitaire ». Il explique : « Si la danse en est un ressort central, elle est mise à disposition comme plein d’autres outils sans hiérarchisation, c’est-à-dire que le mouvement s’utilise au même titre que le maquillage ou les compétences en couture. » Soa de Muse, de son côté, ajoute : « Dans le cabaret comme le drag il n’y a pas de limites, on se donne même la possibilité d’explorer l’impossible. »
Le drag semble donc à mille lieux des problématiques de renouveau et de manque d’accessibilité de certaines scènes publiques. C’est peut-être la raison pour laquelle, depuis quelques années, les institutions s’y intéressent sérieusement. Pour les théâtres, Matthieu Barbin, sous son identité de drag queen Sara Forever, a d’ailleurs créé un nouveau spectacle Dynasties et Soa de Muse est invitée cet automne au CN D à présenter Diaspora. Un cabaret afro-futuriste qui puise dans son riche parcours allant de l’effeuillage burlesque aux chorégraphies de Nina Santès ou d’Eve Magot.
Pour la performeuse, qui navigue avec aisance entre les lieux de cabarets, les tv shows et des théâtres conventionnés, l’espace et le public ont finalement peu d’importance : « C’est comme si on changeait de chaîne, mais que c’était la même émission. L’important pour moi est de ramener ce que je fais dans l’endroit qui m’est proposé et let’s go ! » Une nouvelle preuve de la charge politique du drag : là où il passe, il transporte ses luttes et sa liberté, sans jamais perdre son éclat.
Journaliste et critique spécialisée en danse, Belinda Mathieu travaille pour plusieurs titres (Télérama, Mouvement,Trois Couleurs, Sceneweb, La Terrasse). Diplômée de Lettres Modernes (Université Paris-Sorbonne), de journalisme (ISCPA) et titulaire d’une Licence du département danse de l’Université Paris 8, elle poursuit ce cursus en Master et alimente une réflexion sur sa pratique et les enjeux des textes critiques dans l’écosystème de la danse contemporaine.
Dynasties
Chorégraphie, mise en scène : Sara Forever
du 5 au 9 novembre au Théâtre de la Cité, CDN de Toulouse
le 16 novembre dans le cadre de Small arts, Ljubljana, Slovénie
le 30 janvier 2025 à la MC2 à Grenoble
du 11 au 15 février 2025 à la Maison des Métallos, Paris
les 3 et 4 avril 2025 au Théâtre Dijon Bourgogne CDNDiaspora
Chorégraphie, mise en scène : Soa de Muse
le 7 novembre au CN D, PantinLevo Evolove
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