CN D Magazine

#3 juin 23

Marie Taglioni, muse ou

agente de son père ?

Chloé d’Arcy


Marie et Paul Taglioni. Pas de deux, partition pour "Airs de ballet" arrangée pour la flûte, éditée par Georges et Manby (Londres), [ca 1850] - Médiathèque du CN D-Fonds Robert Carlhian

La ballerine vêtue de blanc, chaussée de pointes, star du ballet chorégraphié par… un homme. Ce stéréotype prégnant conduit à nier la créativité des danseuses et leur capacité d’action. Étudier la relation entre Marie et Philippe Taglioni permet de s’affranchir de l’image de la muse passive.

Des années 1830 au début des années 1840, Philippe Taglioni compose pour sa fille Marie nombre de ballets qui triomphent en Europe, à l’instar de La Sylphide, de La Fille du Danube, de La Gitana ou encore de L’Ombre. Mais ce monopole du père sur les créations destinées à son enfant n’est pas du goût de tous leurs contemporains. D’autres artistes aimeraient créer pour la star du ballet romantique, qualifiée de « poésie vivante » par Théophile Gautier dans La Presse en 1844. Surtout, les critiques fusent contre Philippe, jugé piètre chorégraphe : il aurait façonné sa fille pour en faire sa muse, une créature aussi brillante qu’obéissante, dont il exploiterait allègrement les talents.

Né dans une famille de danseurs et maîtres de ballet italiens et exerçant lui-même cette double profession, Philippe dispense une formation intensive et accélérée à sa fille à Vienne, en 1822, après qu’elle a suivi pendant plusieurs années les cours de Jean-François Coulon à Paris. Les leçons paternelles permettent à la jeune artiste d’acquérir une parfaite maîtrise technique. Lorsque Marie est apte à danser en public, Philippe négocie pour elle différents contrats à Vienne, Stuttgart, Munich et, en 1827, à l’Académie royale de musique de Paris. Toujours à ses côtés, Philippe est le maître de ballet attitré de Marie, capable de composer sur mesure des rôles mettant en valeur son large potentiel artistique.

Portrait extrait de Galerie de la presse, de la littérature et des beaux-arts, par Marie-Alexandre Alophe, [ca. 1840] - Médiathèque du CN D-Fonds Gilberte Cournand

En retour, par son interprétation sensible, l’étoile magnifie ses personnages. Le contrat qu’elle signe avec l’Opéra de Paris en 1831 témoigne également de ses capacités créatrices : si Philippe venait à quitter l’institution, Marie serait chargée de chorégraphier ses pas – cette clause n’aura toutefois pas l’occasion d’être appliquée. Pourtant, le père reste le puissant garant de la respectabilité de la fille. Sa présence permet d’affirmer que le succès de la danseuse est le fruit de son travail personnel (et non de celui d’un amant-protecteur). Cette omniprésence paternelle nuit à la reconnaissance de l’agentivité de Marie : « J’ai vu Duponchel [le directeur de l’Académie], il se plaint de ma fille, il prétend qu’elle est la directrice », écrit Philippe dans son agenda, en décembre 1836, de retour à Paris après une absence. Dès lors que les exigences de la ballerine ne coïncident pas avec celles de l’administration, elles sont tournées en ridicule, réduites à des caprices enfantins ; le directeur contourne alors la fille pour s’adresser au père.

Cependant, si la domination masculine demeure sur le plan symbolique, elle s’estompe lorsqu’on observe le fonctionnement du duo Taglioni. Tout en lui enseignant la danse, Philippe transmet à Marie son sens des affaires afin qu’elle puisse tirer des bénéfices concrets de son art. Gagnant en maturité et en expérience, la ballerine devient une véritable femme d’affaires, qui administre sa carrière avec une poigne de fer. Ses cachets sont les plus gros revenus de la famille et elle négocie des contrats pour elle et ses proches dans différents théâtres européens. Philippe devient quasi dépendant de sa fille pour exercer sa profession : « Monsieur Philippe Taglioni père […] sera chargé du soin de ces représentations pour tout ce qui aura rapport à sa fille », précise son engagement à Varsovie pour mars 1838. Soucieuse de son image, Marie cultive aussi une image flatteuse de son père, consciente des attaques dont il est la cible. Elle promeut son travail dans sa correspondance et ne cesse de mettre en avant son talent dans ses Souvenirs.

Alors, Marie est-elle la muse ou bien l’agente de son père ? Les deux sans doute. Une fois la ballerine formée et lancée dans une carrière internationale, la relation entre père et fille est bien plus horizontale que ce que l’historiographie patriarcale a voulu nous faire croire. Leur cas invite à réexaminer celui d’autres ballerines dont les créations et activités ont été invisibilisées au profit d’un mari, d’un père ou d’un frère. Les Taglioni sont avant tout collaborateur et collaboratrice, tant sur le plan artistique qu’entrepreneurial. Aucun désaccord net ne transparaît entre eux. Chacun met ses compétences au service de l’autre afin d’exercer au plus haut niveau leurs activités chorégraphiques et d’obtenir une reconnaissance symbolique et matérielle. À l’heure où le capitalisme s’insère dans le monde des spectacles et ébranle son organisation, le binôme Taglioni incarne la persistance d’un modèle ancien, où le métier d’artiste se transmet et s’exerce principalement dans un contexte familial.

Marie Taglioni photographiée par Pierre Petit & Trinquart, [ca 1870] - Médiathèque du CN D-Fonds Gilberte Cournand

Mademoiselle Taglioni (Le pas de l'ombre), gravure extraite de L'Illustration, 1844 - Médiathèque du CN D-Fonds Gilberte Cournand

Chloé d’Arcy est doctorante contractuelle à l’EPHE-PSL, au sein du laboratoire SAPRAT, sous la direction de Jean-Claude Yon. Elle étudie les bals et les spectacles organisés dans les villes d’eaux françaises au xixe siècle. Son ouvrage Marie Taglioni, Étoile du ballet romantique, paru aux Presses universitaires de Bordeaux, est issu de son master soutenu à l’IEP de Paris et lauréat d’une mention spéciale du Prix Mnémosyne 2018. Formée aux RIDC, elle est également titulaire du D.E. de professeure de danse contemporaine et interprète pour la Compagnie Luciérnaga.