#0 juin 22
Dans la Vérone de Benjamin Millepied, tous les genres sont permis
Lauren Wingenroth
Quand la compagnie de Benjamin Millepied présentera sa version contemporaine de Roméo et Juliette à La Seine Musicale, en septembre, le danseur David Adrian Freeland Jr. interprétera le rôle de Roméo avec deux Juliette. L'une est une femme ; l'autre, un homme.
Rien de révolutionnaire en soi : les danseuses et danseurs sont souvent habitués à changer de partenaires, parfois à la dernière minute, avec peu ou pas de répétitions. Pour David Adrian Freeland Jr. , cependant, la situation a quelque chose d'inédit. Sa Juliette sera tantôt Sierra Herrera, tantôt Mario Gonzalez, dans une réécriture queer du couple mythique. La troisième distribution confiera les rôles des amants de Vérone à deux danseuses, et la quatrième à nouveau à un homme et une femme.
Le choix de présenter des couples aussi variés fait écho à des thèmes déjà présents dans la pièce de Shakespeare, de l’amour interdit à une société qui garde la jeunesse sous cloche, et donne un élan particulier à cette version de Roméo et Juliette, dansée pour la première fois à Los Angeles en 2018. Benjamin Millepied a choisi de condenser les trois heures que dure normalement le ballet, en ne sélectionnant que les moments les plus connus de la musique de Prokofiev. Pour Daphne Fernberger, qui danse le rôle de Roméo, le résultat « va à l’essentiel » ; les longues scènes de bal y sont laissées de côté pour se concentrer sur les moments les plus riches en émotions. Une lecture symbolique et non littérale de l’œuvre de Shakespeare, qui facilite selon Benjamin Millepied « des allers-retours fluides entre les sexes ».
Pour accentuer la proximité avec les interprètes, l'ancien directeur du Ballet de l'Opéra de Paris a également recours à la vidéo : les personnages sont filmés en direct lorsqu'ils quittent la scène et se dirigent vers les coulisses et les loges, qui deviennent leurs espaces privés. Avec cette technique, très utilisée dans le théâtre contemporain mais encore relativement rare dans la danse, « l’histoire devient intime, réaliste, immersive », suggère Benjamin Millepied. Le public observe à la dérobée des moments d’intimité volés entre Roméo et Juliette ; quand les danseurs reviennent sur scène, « c’est comme si on voyait des personnages de film sortir de l’écran », explique Daisy Jacobson, qui interprète Juliette aux côtés de Peter Mazurowski dans le rôle de Roméo.
Le Roméo et Juliette de Benjamin Millepied est loin d’être classique : l’action se situe dans le Los Angeles d’aujourd’hui, et, comme dans la plupart des œuvres proposées par le L.A. Dance Project depuis sa création en 2012, les danseuses ne sont pas sur pointe. Il s'agit malgré tout de la première grande production du ballet qui met en scène des couples queer dans les rôles titres. Même s’il est de plus en plus commun de voir des couples du même sexe danser ensemble dans les compagnies de ballet, notamment dans des productions contemporaines plus abstraites, il est encore rare que ces couples interprètent des rôles romantiques, sans même parler d'une œuvre narrative aussi canonique que Roméo et Juliette. (Des exceptions existent : des relations sentimentales entre hommes sont notamment présentes dans Proust ou les intermittences du cœur de Roland Petit, créé en 1974, ou encore dans le répertoire de Matthew Bourne, dont son Lac des cygnes.)
Distribuer des interprètes masculins et féminins dans le même rôle est également une tendance assez récente dans les compagnies de technique classique. Le chorégraphe américain Justin Peck, par exemple, a fait ce choix pour plusieurs de ses ballets dansés en baskets ces derniers années, en mettant parfois en scène des relations d'une grande tendresse entre les danseurs concernés.
David Adrian Freeland Jr., qui s’identifie comme homosexuel et a dansé avec la compagnie Ailey II et le Missouri Ballet Theatre avant de rejoindre le L.A. Dance Project en 2016, n’avait jusqu’ici jamais eu l’occasion de partager ce genre d’intimité physique avec un homme dans un ballet. « Embrasser un homme sur scène me remplit de joie, explique-t-il. J’aurais tant aimé pouvoir voir cela sur scène quand j’étais plus jeune, et encore maintenant, j’aimerais le voir plus souvent. »
Même s’il est de plus en plus commun de voir des couples du même sexe danser ensemble dans les compagnies de ballet, il est encore rare que ces couples interprètent des rôles romantiques, sans même parler d'une œuvre narrative aussi canonique que Roméo et Juliette.
Si David Adrian Freeland Jr. n’estime pas interpréter le rôle très différemment quand il est Roméo face à une femme ou un homme, il avoue se sentir plus libre « d’exprimer son identité queer » avec Mario Gonzalez. Ses gestes et ses intentions diffèrent également selon le genre de la personne qui est à ses côtés. La chorégraphie elle-même évolue légèrement avec chaque nouveau couple, même si, de l’aveu de Benjamin Millepied, c’est le cas pour toutes ses œuvres, et a davantage à voir avec la personnalité des interprètes qu’avec leur genre.
Daphne Fernberger admet qu’elle a dû modifier certains passages des pas de deux pour danser Roméo. Pour les portés avec sa Juliette, Nayomi Van Brunt, elle a cependant appris à se servir de son élan et à utiliser le poids et la coordination plutôt que de recourir à la force physique. Danser Roméo, dit-elle, lui a permis d’explorer des qualités rarement associées aux rôles féminins dans le répertoire, telles que la violence, l’exubérance, la colère, le cran et la passion. Avec sa partenaire, elles ont parlé de ce que cela signifiait pour les personnages de Shakespeare d’être des femmes, et réfléchi à la manière dont elles pouvaient subvertir la dimension genrée de la relation entre Roméo et Juliette, dans le but de faire des personnages « des femmes puissantes – toutes deux fortes, mais chacune à sa manière ». Au bout du compte, selon Daphne Fernberger, leur relation est peut-être plus tendre que ne le veulent d'autres versions de la pièce, et plus sensible.
Même si la composition des couples colore les interactions entre les interprètes et, probablement, la manière dont ils sont perçus par le public, Daisy Jacobson suggère que le travail de Benjamin Millepied est généralement peu « genré ». Quand elle était apprentie dans la compagnie, déjà, elle a servi de remplaçante pour des femmes comme pour des hommes dans le répertoire du L.A. Dance Project. Dans le rôle de Juliette, la danseuse américaine puise selon elle à la fois dans son côté masculin et dans son côté féminin, et suggère que son approche serait la même si elle dansait le rôle aux côtés d'une femme en Roméo.
Une tension persiste dans la manière dont les interprètes parlent du ballet, avec d’une part l’idée qu’il serait neutre sur le plan du genre –danseuses et danseurs pouvant se succéder dans un même rôle – et de l’autre l'analyse de ces choix de distribution comme intentionnellement queer de la part du chorégraphe. Ce dernier semble ne pas vouloir trancher, mais dit de sa décision de distribuer des couples du même sexe qu'il lui semblait « impossible de proposer une vision étriquée de l’amour, qui n'aurait été représenté que de manière traditionnelle ».
Malgré la fin tragique du ballet, David Adrian Freeland Jr. se souvient que des membres du public à Los Angeles sont venus lui dire combien ils avaient été émus de voir leur propre histoire reflétée dans celle, bien connue, de Roméo et Juliette. « Ils se sont reconnus sur scène, dit-il. Ils pleuraient en anticipant les moments où Roméo et Juliette sont censés s’embrasser, car ils ne savaient tout simplement pas si cela allait vraiment être montré sur scène. »