#8 février 25
Du ciel à la scène : l’oiseau comme boussole écologique
Copélia Mainardi
La Confidence des oiseaux de Luc Petton © Alain Julien
De L’Oiseau de feu au Lac des Cygnes, la figure de l’oiseau traverse l’histoire du ballet classique et inspire tout autant les chorégraphes contemporains. Certains invitent même ces graciles danseurs à plumes sur le plateau. Mais depuis quelques années, le travail chorégraphique avec les volatiles se pare de nouvelles dimensions, nécessairement écologiques.
Tout de noir et blanc vêtus, les voilà qui bruissent, tanguent, s’agrègent, s’agitent, se posent… En 1991, les onze danseurs de Beach Birds, de Merce Cunningham, sont autant d’oiseaux sur la grève. Le chorégraphe visionnaire américain se perdait régulièrement dans de longues phases de contemplation de la vie sauvage, qu’il dessinait dans ses carnets. Les oiseaux le fascinaient particulièrement : la danse n’aspire-t-elle pas à cette ultime légèreté ? Combien de danseurs de toutes les époques et des quatre coins de la planète ont rêvé de se soustraire aux lois de la gravité, pour n’habiter pleinement que l’espace aérien ?
Pionnier du travail avec les oiseaux, le chorégraphe français Luc Petton a d’abord souhaité renouer avec une émotion enfantine : celle qui l’étreint au souvenir des printemps de son village breton passés à observer des vols de volatiles. En 2004 déjà, il imaginait une création unique en son genre, La Confidence des oiseaux, conviant au plateau toute une tripotée d’espèces : corneilles, grandes perruches, geais, pies, étourneaux. Pour l’artiste, la relation entre l’oiseau et le danseur relève d’une sorte de cousinage. « Tous deux sont des êtres de voyage, gracieux et fragiles. Tous deux dépendent de leur mouvement. Tous deux parlent une langue qui ne s’arrête pas aux frontières… Et tous deux sont issus d’une longue histoire de migration. »
Depuis une dizaine d’années, l’ambition esthétique d’un travail avec les oiseaux se double de considérations écologiques, la médiatisation grandissante des enjeux d’effondrement de la biodiversité empêchant quiconque de faire l’autruche. « La disparition de nombreuses espèces d’oiseaux affecte tout particulièrement l’opinion publique : celle des insectes, également dramatique, n’a pas le même impact », pointe Joanne Clavel, chercheuse en humanités écologiques au CNRS.
Cette cause se retrouve à la scène : aujourd’hui, nombreux sont les chorégraphes qui s’en emparent, de manière plus ou moins concrète. Dans Extinction Room par exemple, l’artiste roumain Sergiu Matis imaginait en 2019 une installation sonore faite de cris, appels et chants d’oiseaux collectés par un laboratoire d’ornithologie américain. En décembre se jouait à Paris la pièce du chorégraphe brésilien Marcelo Evelin, Uirapuru, du nom d’un oiseau rare et menacé, objet d’une légende indigène. Six interprètes invitaient à pénétrer une forêt métaphorique et à comprendre sa condition climatique dans une chorégraphie minimaliste inspirée de danses rituelles. La compagnie franco-catalane Baro d’Evel, quant à elle, a fait des animaux, notamment un corbeau baptisé Gus, les figures totems de ses spectacles.
Exctintion Room, Sergiu Matis © Teodora Simova
Mais que viennent chercher chez les oiseaux des artistes aussi différents ? C’est en découvrant à Khorfakkan aux Émirats Arabes Unis un cinéma abandonné aujourd’hui habité par des pigeons que l’idée de Bird a germé chez les frère et sœur Selma et Sofiane Ouissi. « Cet endroit symbolisait la fragilité de notre condition et la résilience du vivant, racontent-ils. Avec deux pigeons sur la scène, leur danse creuse « la tension entre ancrage et élévation, gravité et légèreté, contrôle et lâcher-prise », autant de chemins pour « réapprendre à habiter ensemble ».
Les mouvements des oiseaux, fondamentalement imprévisibles, deviennent source d’inspiration chorégraphique et le spectacle un « espace de contemplation et de dialogue » sensibilisant à l’importance de l’éphémère, à la recherche de l’équilibre et d’une attitude « plus humble et poétique face à la nature ». Une intention partagée par beaucoup de chorégraphes, à l’instar de Rachid Ouramdane, et Odile Duboc avant lui, qui reproduisent des nuées d’étourneaux sur scène, ou de Jules Cunningham qui trouve dans les organisations sociales des pigeons et des corbeaux des manières d’investir la marge dans ses nouvelles créations sobrement intitulées CROW et Pigeons.
Bird de Selma et Sofiane Ouissi © Pol Guillard, Dream City
« Avec un oiseau, chaque mouvement peut être gênant ou endommageant, ce qui permet d’interroger notre place d’humain et la nécessité d’être précautionneux avec le vivant », raconte encore Luc Petton. Avec sa compagnie Le Guetteur, il s’est attaché d’emblée à créer une relation particulière entre l’oiseau et l’interprète. Les œufs sont bercés en musique, éclosent sous les yeux des artistes, puis les oisillons sont nourris à la becquée… Tout ce protocole a notamment permis en 2018 de créer Swan, pour six danseuses et autant de cygnes. « La peur d’un accident était bien sûr très présente, reconnaît le chorégraphe. Mais cette entente mise en place dès le début a fonctionné : c’est tout autre chose qu’un dressage ! » Une grande latitude était laissée aux danseuses et aux musiciens, dont la partition était variable. Selon lui, « c’est précisément dans cet imprévu que s’est niché le merveilleux ».
Aujourd’hui, malgré une attention croissante de la société à ces philosophies du vivant, le chorégraphe estime ne plus pouvoir porter ce genre de création. « Les représentants d’un courant animaliste au discours de plus en plus audible ont milité pour que ces initiatives incluant des animaux sauvages n’aient plus cours », estime-t-il. L’une de ses créations impliquait notamment des grues de Mandchourie, une espèce protégée.
Pour la chercheuse Joanne Clavel, le problème n’est pas là. « Ce genre de production implique des temporalités tout autres, puisque les animaux doivent être élevés et gardés sur un temps long, qui n’est pas celui du milieu du spectacle », analyse-t-elle. D’autant qu’il est arrivé que des oiseaux meurent en cours de projet. Elle continue : « Les coûts sont démesurés, toutes les conditions des tournées doivent être repensées… C’est finalement incompatible avec le message écologique délivré. » Pour Luc Petton, quoiqu’il en soit, les oiseaux qu’il a côtoyés, avec leur intelligence et sensibilité, lui auront permis de réapprendre à interroger le monde, « à lire autour de [lui], à prendre conscience de l’espace, du temps, de l’énergie » et ainsi mieux revenir aux principes fondateurs de la danse.
Copélia Mainardi est journaliste. Elle collabore avec différents médias comme Le Monde diplomatique, Libération ou France Culture, pour des reportages, des enquêtes ou des documentaires. Après une formation universitaire en Littératures modernes, elle est passée par France Culture, l’émission « 28 minutes » d’Arte et le service culture de Marianne. Elle suit de près l’actualité culturelle, notamment photographique et scénique, qu’elle chronique pour des publications spécialisées.
CROW / Pigeons
Chorégraphie : Jules Cunningham
les 27 et 18 mars à Sadler’s Wells East, Londres
dans le cadre du festival Dance Reflections by Van Cleef & Arpels à LondresLa confidence des oiseaux
Chorégraphie : Luc Petton
extrait à visionner sur NuméridanseExtinction room
Chorégraphie : Sergiu Matis
Un extrait est inclu dans les Danses non humaines de Jérôme Bel, Estelle Zhong Mengual
du 11 au 13 mars à la Comédie de CaenNature studies
Chorégraphie : Merce Cunningham
les 12 et 14 mars à la Maison de la Danse, LyonMerce Cunningham Forever
Chorégraphie : Merce Cunnigham
les 19 et 20 mars au Théâtre Sadler’s Wells, Londres
dans le cadre du festival Dance Reflections by Van Cleef & Arpels à LondresSelma & Sofiane Ouissi
L’Art Rue
En savoir +