CN D Magazine

#3 juin 23

Le krump, une danse explosive
qui a conquis la scène

Copélia Mainardi


Workshop krump mené par Lady MadSkillz, Camping 2022, CN D - Centre national de la danse. Photo Marc Domage

Né dans les ghettos californiens il y a une vingtaine d’années, le krump est connu pour sa gestuelle explosive et saccadée, entre lâcher-prise et contrôle des émotions. Cette danse urbaine revendicatrice investit aujourd’hui régulièrement la scène institutionnelle contemporaine, séduite par sa force de création.

Los Angeles, années 1990. Sur fond de guerre de gangs et d’émeutes raciales qui rythment le quotidien de ces quartiers périphériques, Thomas Johnson, mieux connu sous le nom de « Tommy le Clown », décide d’insuffler un peu de joie aux gamins du coin en leur transmettant des modes d’expression corporelle libérateurs et non-violents. Ce « clown dancing » deviendra le krump, langage urbain tendu et brut. Une danse de transformation de la rage, qui vise un perpétuel retour à soi pour pouvoir se dépasser, dans un concentré de puissance et d’émotion.

En 2005, le photographe et réalisateur David Lachapelle en retrace les débuts dans le documentaire Rize, dont le succès contribue à diffuser le krump à l’international. Le mouvement prend alors rapidement en France. « Plus qu’une pratique ou l’apprentissage d’une technique, le krump est un mode de vie, dans lequel la communauté joue un rôle essentiel, analyse la performeuse et chorégraphe Nach. Afin de comprendre ce qui se joue dans cette esthétique revendicatrice et cette réappropriation des corps, il faut se frotter au collectif, faire récit à l’intérieur du groupe. » Pour la krumpeuse Amandine Tshijanu Ngindu (dite Mamu Tshi), cette place centrale du collectif est liée aux origines du krump, qui émerge au sein de communautés défavorisées, en révolte contre l’injustice du système. « Il y a une forme de communion visée, de partage de la souffrance. “Session”, “cercle”, “entraînement” : tous les mécanismes et codes du krump sont organisés autour de cette nécessité de faire famille autrement… À l’intérieur ou en marge de la société. »

C’est d’une chanson des années 1990 que le mot « krump » proviendrait initialement. Les jeunes danseurs en feront ensuite un acronyme : « Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise », que l’on peut traduire en français par « l’élévation radicale du royaume par le puissant éloge ». « Mais c’est plutôt toi qui te surélèves, nuance Nach. Lors de certains moments extatiques, le corps éprouvé se détache de sa forme et atteint un second souffle. » Une dimension spirituelle qui, pour Mamu Tshi, rend cette forme quasi-mystique : « J’y perçois la volonté de pouvoir communiquer avec Dieu, le cosmos, l’au-delà quel qu’il soit. C’est l’alignement dans quelque chose de vertical : pas une transe mais un recentrement, un rassemblement à l’intérieur de soi. » Sorte d’exutoire, bien que très codifié, le krump se situe au carrefour du contrôle et du lâcher-prise. « Les deux faces d’une même médaille, résume Mamu Tshi. Cette ambivalence est constitutive du krump. »

En vingt ans, le krump a évolué, et sa réception avec lui. En 2017, dans le cadre de la « 3e scène » (plateforme digitale gratuite de l’Opéra de Paris), le plasticien et vidéaste Clément Cogitore filme la Danse du grand calumet de la paix, une « battle » entre krumpeurs dont la chorégraphie est signée Bintou Dembélé, Grichka et Brahim Rachiki. Deux ans plus tard, sa mise en scène épique des Indes galantes (toujours chorégraphiée par Bintou Dembélé) est un choc des mondes, à la fois esthétique et politique : une trentaine de danseurs urbains (krump, hip-hop, waacking, électro, flexing, voguing) revisitent l’opéra-ballet de Rameau aux côtés de chanteurs lyriques. On peut y lire une trajectoire des marges vers le centre : invité sur la prestigieuse scène de l’Opéra Bastille, le krump semble avoir atteint les sommets. Le grand public se passionne pour cette gestuelle si particulière ; « stomps » (pieds qui frappent lourdement le sol), « chest pops » (convulsions de la poitrine vers le ciel), « arm swings » (mouvements mimant un jet de projectile ou un coup de poing), « buck faces » (grimaces et torsions du visage).

Médias et réseaux sociaux s’emparent du phénomène, relayés par les institutions. Cette année, La Villette a présenté une création de la performeuse Nach (Elles disent), après l’avoir accueillie en résidence l’été dernier. En juillet, la 77e édition du festival d’Avignon s’ouvrira avec la nouvelle pièce de Bintou Dembélé, une déambulation de trois heures intitulée G.R.O.O.V.E. « Mais ce n’est pas tout de vouloir amener le krump sur une scène conventionnée : encore faut-il savoir ce qu’on cherche à montrer ! souligne Nach. Car collaborer avec d’autres artistes, c’est porter une responsabilité sur la définition du krump et ce qui en sera perçu. »

Fort d’une légitimité nouvelle, le krump risque-t-il de perdre en authenticité ? « Cette question émane surtout des institutions, sourit Mamu Tshi. Si certains artistes éprouvent le besoin de traduire leur démarche sur scène, tant mieux ! Mais les premiers concernés n’ont aucune crainte : l’origine du krump reste la rue, et il n’aura jamais besoin du théâtre pour exister. » Pour elle, cette volonté de retour à une atmosphère bouillonnante s’explique aussi en partie par un parfum de révolte ambiant dans une période dense en mouvements sociaux, en Europe et ailleurs. Le krump a sans doute quelques raisons de croire en des lendemains qui dansent.

Copélia Mainardi est journaliste. Elle collabore avec différents médias comme Le Monde diplomatique, Libération ou L’Express, pour des reportages ou des enquêtes. Après une formation universitaire en Littératures modernes, elle est passée par France Culture, l'émission « 28 minutes » d'Arte et le service culture de Marianne. Elle suit de près l’actualité culturelle, notamment photographique et scénique, qu’elle chronique pour des publications spécialisées (Trois Couleurs, Blind magazine).

G.R.O.O.V.E.
chorégraphie Bintou Dembélé
du 5.07 au 10.07.23
Festival d’Avignon
festival-avignon.com

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Mamu Tshi