CN D Magazine

#2 janv 23

Akaji Maro ou le butô à l’épreuve de la modernité

Aya Soejima


Gold Shower, Akaji Maro et François Chaignaud © Hiroyuki Kawashima

Un demi-siècle après la création de sa compagnie au Japon, Akaji Maro, figure majeure du butô, sera à Paris en avril avec Gold Shower, création à quatre mains avec François Chaignaud. Du studio de son maître Tatsumi Hijikata à ses travaux récents sur la science et l’intelligence artificielle, retour sur sa trajectoire artistique.

En 1956, un état des lieux annuel de l’économie japonaise proclame officiellement la « fin de l’après-guerre ». En réaction au désastre de la Seconde Guerre mondiale, les jeunes Japonais rejettent alors les valeurs de la « modernité » vantées par la politique et l’art depuis la fin du XIXe siècle. C’est dans ce contexte que, en 1959, à la suite d'une performance du danseur Tatsumi Hijikata, le butô, danse des ténèbres, prend corps. Avec cette danse qui explore l’obscur, le chaos, la mort, Tatsumi Hijikata tourne définitivement le dos aux méthodes de la danse moderne, qu’il connaît pourtant bien.

Quelques années plus tard, un jeune acteur, déjà connu dans le milieu du théâtre underground, se retrouve dans le studio de Tatsumi Hijikata. Sans logement, il est accueilli comme homme à tout faire. Son nom : Akaji Maro.

Akaji Maro lorsqu'il était encore acteur de théâtre underground, à l’époque de la Cie Jyokyo Gekijo, 1968 © Jyoji Ide

Le jeune homme observe les répétitions nocturnes entre les deux maîtres de butô de l’époque : Tatsumi Hijikata et Kazuo Ono. Constatant les limites du langage théâtral, Akaji Maro se sent de plus en plus attiré par les capacités du corps humain qui offre davantage de profondeur, d’ampleur et de potentiel expressif. En 1972, il crée la compagnie Dairakudakan. N’osant employer le terme butô car il vient du théâtre, il signe ses spectacles Tempu Tenshiki (« cérémonie impulsée par les talents innés »). Considérant que le fait de naître dans ce monde est déjà un « talent », il estime que le corps que chaque danseur possède est un don inné. Évitant volontairement la technicité de la danse, il souligne la force de la présence du corps, sa physicalité pure au plateau.

« Hijikata a parlé de son pays et des paysans à travers ses pièces. Il a su illuminer des images sombres et négatives. Dès lors, l’art est allé vers le peuple. Tout geste de la vie quotidienne pouvait devenir une forme d’art ou revêtir de la beauté, selon le regard et la conscience de chacun », confiait Akaji Maro dans une série d’entretiens publiée chez Riveneuve Éditions, sous le titre Danser avec l’invisible. Il rappelle que Tatsumi Hijikata a grandi à Akita, une région où la riziculture est une activité importante. « Il est parti de la sensation des jambes plantées dans la boue des rizières. Il enjoignait ses danseurs de sentir la pression de celle-ci qui enveloppe les pieds, de danser avec sa pesanteur. » 

Akaji Maro, quant à lui, a passé sa jeunesse à Nara, l’une des anciennes capitales du Japon. « L’univers de la mythologie japonaise demeure prégnant sur cette terre ancestrale, explique-t-il. Par ailleurs, cette région de l’Ouest a un goût prononcé pour l’humour. De fait, l’autodérision est très présente dans ce que je fais. C’est aussi une forme de doute vis-à-vis de mes tableaux de butô, travaillés et présentés avec sérieux et sincérité. »

Dans les années 1980, Akaji Maro met notamment en scène le dialogue des anciens peuples avec les divinités. L’une de ses œuvres les plus connues, Kai-in no Uma, qui offre une place de choix au dieu Susanoo, figure importante de la mythologie japonaise, est présentée à l’American Dance Festival et au Festival d’Avignon en 1982 – l’occasion pour le chorégraphe de découvrir le public étranger. « Le vocabulaire du public occidental est riche. Leurs retours sont très variés et il arrive qu’une autre œuvre semble émerger de la nôtre de manière imaginative. Je constate [chez les spectateurs occidentaux] la force de ne pas rejeter ce qu’on a vu, même quand on ne comprend pas, souligne-t-il. Au Japon, les gens s’expriment peu. » Les réactions des spectateurs japonais prennent d’autres formes. « Ils disent qu’ils apprécient même s’ils n’ont rien compris. Et ils me le disent souvent avec des larmes aux yeux. Je prends plaisir à chercher la signification de leurs larmes. Car l’homme vit en équilibre entre sa “connaissance” et ses “émotions”. »

Akaji Maro, La Planète des insectes © Hiroyuki Kawashima

Ces dernières années, Akaji Maro s’est focalisé sur le passé – notamment dans La Planète des insectes et Virus – et sur l’avenir de l’humanité. Pseudo Human/Super Human, par exemple, explorait la capacité fantasmée (et ironique) des robots gérés par l’intelligence artificielle à condamner et à anéantir l’humanité pour ses mauvaises actions. Obsédé par l’effondrement de l’univers et la disparition possible de la race humaine, Akaji Maro crée ensuite Matière noire, autre pièce inspirée par la science, en 2021. L’année dernière, pour le 50e anniversaire de Dairakudakan, il a présenté La Fin suivie du Commencement, qui forment avec Matière noire une trilogie cosmique. Le DJ et producteur américain Jeff Mills, qui partage sa passion pour l’univers, a pris en charge la composition des musiques de ses derniers spectacles.

Les collaborations d’Akaji Maro avec des danseurs étrangers restent toutefois rares. Dans un passé lointain, on l’a vu danser avec Bill T. Jones. Mais c’est avec le danseur et chorégraphe François Chaignaud qu’il crée à Paris en 2020 Gold Shower, improbable duo qui traverse miraculeusement la crise sanitaire et sera repris au Théâtre national de Chaillot en avril. « Le processus de création a été complexe mais le résultat est là. La pièce est beaucoup plus riche que ce que nous avions imaginé, suggère-t-il. François et moi sommes très différents et complices à la fois : ce que nous avons produit relève plus du jeu que du travail à proprement parler. »

À 80 ans, Akaji Maro est toujours entouré de jeunes danseurs – comme l’ont été par le passé d’autres grandes figures de la danse japonaise, d’Ushio Amagatsu à Carlotta Ikeda, Ko Murobushi et Anzu Furukawa. « J’espère que mes danseurs poursuivront dans la voie que j’ai ouverte au sein de Dairakudakan et développeront la méthode Dairakudakan/Maro pour tracer leur chemin dans la joie de la création », sourit le chorégraphe. Il reste partisan, dit-il, de la philosophie Ichinin Ippa, qui veut qu’à chaque danseur correspond une manière unique de développer le travail chorégraphique. « Chaque danseur porte en soi une école avec son corps. De mon côté, je prends toujours plaisir à mettre sur le plateau ce corps vieillissant qui est le mien, comme une œuvre en soi. »

Gold Shower
chorégraphie Francois Chaignaud & Akaji Maro
du 12.04 au 15.04. 2023
Chaillot - Théâtre national de la danse, Paris
theatre-chaillot.fr