#9 juin 25
Kunstenfestivaldesarts :
30 ans d’audace et de créations internationales
Marie Baudet
Kunstenfestivaldesarts, 2025 © Mariana Machado
Le festival bruxellois et international a affirmé et affiné, en 30 éditions, sa position singulière et fédératrice. Au confluent des sensibilités artistiques dans un monde en mutation et de la curiosité d’un public toujours plus divers.
En donnant naissance à Bruxelles en 1994 au Kunstenfestivaldesarts (KFDA), Frie Leysen et Guido Minne font un geste fort. Le paysage belge est communautarisé : Flamands et francophones gèrent distinctement leurs politiques culturelles et les subventions qu’ils y allouent. La capitale, officiellement bilingue, n’échappe pas à ce hiatus, tout en se démarquant comme un creuset cosmopolite, un point central en Europe, et déjà un haut lieu de la danse.
Et voici qu’y naît – comme un pari, un défi – un festival qui d’emblée se positionne non pas au-dessus de la mêlée, mais à la croisée des chemins, en se proclamant pluridisciplinaire (danse, performance, théâtre, arts visuels, cinéma s’entremêlent) et résolument bicommunautaire. Son nom, où néerlandais et français s’imbriquent, en témoigne, à l’image des plaques de rues bruxelloises. Un festival annuel (hormis entre 1996 et 2000, sa période biennale) et international, qui s’inscrira vite sur la carte parmi les plus grands, du Festival d’Avignon au Wiener Festwochen.
Un festival de création qui s’est toujours gardé de toute thématique, privilégiant l’ouverture et l’écoute des artistes en recherche. « Un festival n’est jamais une entité autonome : il vit en porosité, en réaction à son environnement », pose Daniel Blanga Gubbay, codirecteur artistique, avec Dries Douibi, du KFDA depuis 2018. La porosité, en effet, complète la carte d’identité du festival qui en 30 éditions a vu évoluer tant le paysage culturel que le contexte politique.
Dans les années 1990, rares sont les institutions bruxelloises à proposer des créations venues d’ailleurs. Le Kunsten déploie ce terrain. Outre les Belges Anne Teresa De Keersmaeker, Wim Vandekeybus, Grace Ellen Barkey ou Thierry De Mey, il s’aventure du New York de Merce Cunningham au Johannesburg de William Kentridge, de Taipei à Cracovie, de Turin à Hong Kong. Depuis lors, plusieurs théâtres ont élargi leur offre en ce sens, et le festival a pu affiner sa position, en portant une attention soutenue aux contextes peu ou pas visibles sur nos scènes. De quoi « se penser toujours en complémentarité – et pas en compétition – avec ce qui existe déjà durant la saison », et se redéfinir continuellement dans un environnement en mutation.
« Les artistes prennent des risques dans la création, nous prenons le risque de les soutenir, les spectateurs et spectatrices prennent le risque de la découverte » Dries Douibi
Car en trente ans le paysage du spectacle vivant s’est fortement globalisé, soulignent les codirecteurs. « On est de plus en plus connectés, et submergés par des narratifs venus d’autres régions du monde. » Ce qui ne change rien à la nécessité de cette connexion à travers le festival, mais la déplace, lui donne matière à complexifier le propos, à prendre à rebours les stéréotypes.
Tout est question de rencontre, de curiosité et de générosité, entre artistes, public, avec la direction artistique comme vecteur du lien. Le Kunsten a ainsi établi de longues fidélités. En témoigne dans l’édition 2025 la présence du plasticien et metteur en scène sud-africain William Kentridge revisitant, avec sa Handspring Puppet Company, le Faustus in Africa! présenté à Bruxelles il y a près de trente ans, ou encore le retour de Radouan Mriziga, originaire de Marrakech – il présentait en 2024 Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione main dans la main avec Anne Teresa De Keersmaeker au Kunsten – pour la pièce Magec / The Desert. Sans oublier le New-Yorkais Trajal Harrell qui, après avoir présenté au festival plusieurs pièces pour grande scène, propose le work-in-progress expérimental Welcome to Asbestos Hall dans le récent lieu de résidence artistique La Verrière.
Puis il y a toutes celles et ceux dont nul en Belgique, voire en Europe, n’a entendu parler : le Kunsten est synonyme d’inédit, d’inouï. « Depuis l’an dernier au moins, ces projets inconnus sont les premiers à être sold-out, relève Daniel Blanga Gubbay. Cela résume, pour nous, la beauté de ce lien : prendre le festival comme ce moment où on accepte de se jeter dans l’inconnu, où on fait confiance. » Or qui dit confiance dit prise de risque ; et qui dit risque dit défi. Un des piliers du festival, reprend Dries Douibi : « Les artistes prennent des risques dans la création, nous prenons le risque de les soutenir, les spectateurs et spectatrices prennent le risque de la découverte, avec des propositions fragiles, des premières tentatives... On a la chance d’avoir un public prêt à ça. »
CQFD : l’expérimentation radicale que soutient le KFDA ne s’oppose en rien à une accessibilité radicale ! « L’idée qu’il faudrait gommer la complexité ou baisser le niveau pour toucher un plus large public nous paraît paternaliste et fausse. » À qui s’inquiéterait de n’avoir pas les outils pour tout comprendre, les codirecteurs répondent : personne n’a tous les codes, « souvent même on se retrouve dans une salle où tout le monde est perdu ».
Accepter de se perdre ensemble, voire s’en réjouir, voilà une définition à la fois humble, ambitieuse et fidèle à l’esprit du Kunsten. Avec une fréquentation toujours plus assidue (en hausse de 25% par rapport à l’édition 2023). Mais les chiffres – aussi solides soient-ils – ne suffisent pas. Qui vient, et pourquoi : voilà un sujet de fond auquel s’attelle depuis toujours un important travail de médiation.
Le dispositif Free School participe de ce mouvement. Instaurée par les codirecteurs dès 2019 avec pour principe d’« ouvrir les pratiques artistiques à d’autres formes de partage, à la transmission de savoirs, d’expériences », cette « école ouverte » est devenue un pivot. Ateliers, concerts, conférences, projections, discussions en font « une manière à la fois de déplacer vers le festival un public pas ou peu habitué, et de déplacer le festival vers d’autres manières de faire ».
Pour leur avant-dernière édition à la tête du festival, les codirecteurs ont fait fi des célébrations du passé, fidèles à leur mantra d’ouverture et de valorisation de la création : « Sur la très fréquentée place de la Bourse, on présente Friends of Forsythe. Une pièce pointue, repensée pour l’espace public. Un cadeau à Bruxelles, pour Bruxelles. »
Journaliste, modératrice et critique spécialiste des arts vivants, basée à Bruxelles, Marie Baudet est membre du comité de rédaction du média en ligne art, culture & société La Pointe. Active dans plusieurs jurys, dont celui des Prix Maeterlinck de la critique scène en Belgique francophone, elle collabore régulièrement aux publications de Charleroi danse, Centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et a par ailleurs contribué à l’ouvrage collectif Danser, une histoire – 100 ans de danse en Belgique, édité par Contredanse.
Kunstenfestivaldesarts
En savoir +Danser, une histoire. 100 ans de danse en Belgique
Ouvrage collectif, sous la direction de Baptiste Andrien et Florence Corin
Publication : avril 2025