CN D Magazine

#8 février 25

Compagnies chorégraphiques indépendantes,
organisations en mutation

Isabelle Calabre

Miracle, Les gens du quai © Alain Scherer


Quelle est la réalité de la compagnie de danse française d’aujourd’hui ? Le CN D a mené l’enquête auprès d’une centaine d’entre elles et publié un rapport mettant en lumière leur structuration et les défis qu’elles rencontrent. Les résultats soulèvent des inquiétudes légitimes et interrogent sur la durabilité d’un système à l’équilibre toujours plus précaire.

Au cours d’une journée professionnelle très suivie étaient dévoilés au CN D les résultats d’une enquête menée par l’institution l’été dernier auprès de compagnies de danse indépendantes en France. Sur les 520 structures répertoriées, majoritairement associatives, 120 ont répondu au questionnaire envoyé par mail. Les items proposés visaient à mieux comprendre leurs activités et leur fonctionnement actuel ; entamer un état des lieux de la structuration du secteur chorégraphique et de ses besoins ; observer les mutations depuis deux décennies ; enfin, appuyer une réflexion globale sur les enjeux à venir.

Les résultats ? « Ils sont conformes aux échanges que nous avons au quotidien avec les compagnies », affirme Alice Rodelet, directrice du département Transmission et Métiers du CN D. Ils offrent en tout cas un instantané passionnant du modèle actuel de ces compagnies, à 99 % de danse contemporaine, et de leurs conditions de fonctionnement.

Parmi les différents points abordés, l’un des plus saillants – et des plus déterminants en matière de santé économique et de durabilité – est celui de la structuration. Compte tenu de l’ampleur des missions et des tâches incombant aujourd’hui à une compagnie, il apparaît que les chorégraphes, quoique souvent contraints de le faire, ne souhaitent pas travailler seuls. « Même si, au sein de la structure, ce sont eux ou elles qui centralisent les fonctions de prise de décision, leur besoin de faire appel à des travailleurs artistiques, techniques, administratifs ou en communication est clairement formulé, assure Alice Rodelet. Ce sont avant tout les contraintes budgétaires qui freinent ces collaborations et leur inscription dans la durée. » Le modèle le plus courant reste celui d’une équipe variable autour d’un noyau stable. Mais ses formes évoluent au fil du temps et au gré des financements, lesquels dépendent justement d’un poste clé : la gestion administrative.

En témoigne le parcours de la compagnie trentenaire Les Gens du Quai. « Au départ, il s’agissait d’une simple association fondée avec un groupe de danseuses du Conservatoire de Montpellier », explique sa co-directrice Anne Lopez. « Assez vite, mon frère le compositeur François Lopez a rejoint le collectif, et nous avons performé in situ, en associant la danse à la musique. » Bien accueillie, leur première pièce Meeting en 1998 leur vaut le soutien du CCN alors dirigé par Mathilde Monnier ainsi que du festival Montpellier Danse, puis du Théâtre de Nîmes. « Nous sommes rapidement montés très haut. Ensuite, pour durer, il faut creuser. » 

À cette fin, la chorégraphe embauche en 2011, en contrat intermittent (CDDU), une administratrice chargée entre autres de trouver des financements destinés à transformer son propre poste en CDI. Débute alors une courbe favorable, de l’aide au projet à l’aide à la compagnie, avant la découverte d’une lourde escroquerie financière de la part de… l’administratrice ! « Je me suis retrouvée seule à assumer cette charge, raconte Anne Lopez. J’ai tenu quatre ans, avec le sentiment d’être constamment débordée et, à la fin, de faire n’importe quoi. »

Elle « ferme la boutique » et, à partir de 2017, relève le défi d’exister sans subventions publiques classiques – réalisant un projet de territoire avec une communauté de communes d’Ardèche. En 2021, elle rebâtit une nouvelle structure désormais gérée par une administratrice extérieure et composée d’un noyau dur de trois « permittents » en CDD et CDDU. Elle fonctionne avec 15 % de subventions pour 85 % de recettes propres provenant de la vente de spectacles, des tournées et des actions de formation, notamment dans les musées. Prochain objectif ? Passer de l’intermittence au CDI (un Graal atteint seulement par 20 % des compagnies sondées), en cherchant des financements du côté du privé et en croisant les énergies et synergies avec l’Éducation nationale.

Si pour 86 % des sondées, la création reste au centre de leur mission, la médiation et la transmission occupent une part de plus en plus importante. 72 % des compagnies montent des actions d’éducation artistique et culturelle (EAC) et 43 % d’enseignement. « Qu’elle soit subie ou voulue, cette diversification ressort clairement et se répercute sur les équipes, chacun des membres étant amené à porter une multiplicité d’activités qui ne relèvent pas toujours de son cœur de métier », remarque Alice Rodelet.

Quatuor, ouverture de studio, Nina Vallon © Mireille Huguet

Nina Vallon, pour sa part, estime cela « normal ». Passée par la Forsythe Company avant de créer ses propres structures (d’abord Envy&P, puis As Soon As Possible), la quarantenaire genevoise a appris à aller vers tous les publics, notamment dans les écoles, en multipliant les actions artistiques. « J’adore ça ! J’ai mis en place une équipe pédagogique placée sous la responsabilité d’une danseuse et assistante à la chorégraphie. » Chaque début de saison, Arielle Chauvel-Lévy et Nina Vallon organisent un planning qu’elles proposent à diverses structures. « Parmi nos 15 intervenants dont 6 réguliers, nous choisissons celle ou celui le mieux adapté au public visé. Par exemple, une danseuse capable de s’exprimer en langue des signes pour des personnes sourdes. »

Pour autant, malgré « cette dynamique de création et de rencontre », la situation des compagnies est préoccupante, reconnaît Alice Rodelet. « Plus de la moitié déclarent sur le dernier exercice un budget global inférieur à 51 000 €, avec des dépendances fortes aux financements publics. Les retraits actuellement annoncés par un certain nombre de collectivités territoriales et sur certains pans de l’action de l’État sont donc extrêmement inquiétants pour l’avenir. »

L’association LOLDANSE, chargée depuis 1999 d’accompagner le développement de l’activité artistique de Myriam Gourfink, fait partie du quart des sondées affichant au compteur plus de vingt ans d’existence. Pour autant, son modèle demeure fragile. À la suite de la réforme de 2022 relative aux modalités d’attribution des aides d’État, LOLDANSE, qui bénéficiait d’un conventionnement sur trois ans, a vu celui-ci réduit à deux ans. En parallèle, son rythme de créations est passé d’une création annuelle à une tous les deux ou trois ans. Matthieu Bajolet, l’administrateur de production, n’est pas employé à temps plein par l’association, laquelle fonctionne sur un modèle issu de l’économie sociale et solidaire ; statut « créatif mais précaire », qui repose sur une « adaptation constante en fonction des ressources disponibles » et nécessite à terme d’envisager « d’autres façons de faire », rappelle le professionnel. Un éloge sous forme d’alerte, à l’image des conclusions générales de cette enquête.

Journaliste culture spécialisée en danse, Isabelle Calabre collabore régulièrement à la revue Danza&Danza, au CN D Magazine, au Parisien Week-end, ainsi qu’avec plusieurs théâtres et festivals. Elle est également l’autrice du livre Hip hop et Cies, 1993-2012 et le livre jeunesse Je danse à l’Opéra (éd. Parigramme). Sa recherche sur les Quadrilles Créoles a donné lieu à un mémoire déposé en 2023 au CN D, ainsi qu’à la rédaction de fiches d’inventaire pour l’inscription de ces danses au Patrimoine Culturel Universel de la France. Elle a lancé en 2024 chez Caraïbéditions une collection d’albums jeunesse illustrés, destinée aux 5-10 ans, mettant en scène la diversité des danses, comme celle des enfants qui les pratiquent. Titres déjà parus : Moi aussi je danse le quadrille, Moi aussi je danse le hip-hop.

Rapport de l’enquête menée par le CN D
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La compagnie de danse : mutations et devenirs
Journée professionnelle au CN D à Pantin / Événement passé
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