CN D Magazine

#1 sept 22

Écouter Laurence Louppe



Regard de chercheuse et d’artiste,
par Geisha Fontaine

Dans cette archive, en seulement quatre minutes, Laurence Louppe (1938-2012) propose de multiples pistes de réflexion. Elle bat en brèche la notion d’« innocence » du corps, insiste sur ce dernier comme « grand lieu de questionnement », contextualise la danse des années 1980 (la fameuse « Nouvelle danse française ») qu’elle qualifie de « laboratoire de potentialités » et met en évidence les différentes couches historiques constitutives de la danse contemporaine des années 1990.

Cette archive, à voir et à revoir, a été filmée le 12 décembre 1998. Elle se révèle d’autant plus passionnante qu’elle correspond à un moment déterminant de la danse française de ces cinquante dernières années. En 1997, un an auparavant, l’ouvrage de référence de Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, est publié aux Éditions Contredanse ; cette même année, un groupe de chorégraphes, « Les Signataires du 20 août », se constitue en association. Ils critiquent les crédits alloués à la danse, les esthétiques ainsi promues et les propositions chorégraphiques de la génération précédente dans lesquelles ils ont souvent dansé. Ce sera le mouvement de la danse plasticienne, ou danse conceptuelle (dite aussi « non danse », ce que les artistes concernés récusent). Aussi, dans cette archive, Laurence Louppe évoque-t-elle la chorégraphe Régine Chopinot, « star » des années 1980 qui a notamment collaboré avec le créateur de mode Jean-Paul Gaultier. « Le défilé » que les deux artistes avaient concocté en 1985 était résolument dans l’esprit des « années 80 ». Or la chorégraphe a ensuite remis en cause sa propre conception de la danse, par exemple avec la création Végétal en 1995 (d’où l’évocation du deuil par Laurence Louppe dans l’archive).

Ce moment charnière est partagé par nombre d’artistes et de professionnels de la danse, y compris Laurence Louppe. Celle qui se définissait comme critique, artiste chorégraphique et enseignante, a écrit des chroniques sur la danse dans la revue artpress dès la fin des années 1970 et s’est investie de façon plurielle dans la création chorégraphique des années 1980 – ce dont son livre de 1997 témoigne. On peut alors la croiser dans des studios de danse, des salles de spectacle, des stages ; elle donne des conférences, écrit, performe et, surtout, multiplie les rencontres et les échanges avec de nombreux artistes. Elle s’est ensuite intéressée aux créateurs des années 1990 et à leurs réflexions sur les processus de composition, sur les notions de style et de spectacle. Elle en a rendu compte dans Poétique de la danse contemporaine, la suite, paru en 2007.

Très cultivée, venue du champ de la littérature, passionnée par les démarches des artistes visuels, Laurence Louppe n’aura eu de cesse de militer pour la reconnaissance de la danse, dans un positionnement esthétique très engagé. Toujours en mouvement, la dame !

Elle a participé à plusieurs créations chorégraphiques et aimait performer ses interventions théoriques. On ne le voit guère dans l’archive mais, petit à petit, elle s’est montrée plutôt audacieuse dans ses interventions, déroutant parfois ses interlocuteurs. Elle détestait les grilles d’évaluation, les normes, les injonctions. Sa vivacité de pensée, sa volonté de mettre en relation des faits apparemment disparates, son goût pour l’articulation entre perception et savoir, sa curiosité pour les expériences des interprètes de la danse, étaient étonnants. Frappait aussi son humour : je la revois, l’œil coquin, faisant un commentaire un peu vache sur les « bonnes intentions », riant avec un petit coup de tête. Inoubliable Laurence…

Laissons-la conclure et revenons à l’archive :
« Ré-injecter dans les modes de production en danse un nouveau parti-pris : arracher l’œuvre à la domination d’un état d’origine (souvent fétichisé dans la communauté chorégraphique), en accepter le statut instable. » (« Du partitionnel », artpress, numéro spécial, octobre 2002)

Geisha Fontaine est chorégraphe, danseuse, et chercheuse. En 1998, avec Pierre Cottreau, elle fonde Mille Plateaux Associés. Se sentant proches des « anartistes », ils privilégient un questionnement incessant sur l’art.
Docteure en philosophie de l’art, Geisha Fontaine a écrit Les 100 mots de la danse (« Que sais-je ? », 2018), Les Danses du temps (C ND, 2004, traduit en espagnol en 2012), Tu es le danseur et (micadanses, 2008, 2009). Elle collabore à de nombreuses revues et ouvrages collectifs et intervient en tant qu’artiste et chercheuse dans des universités et centres d’art internationaux. Collaboratrice régulière du C ND depuis 2003, elle était notamment la conseillère scientifique de l’exposition « La Danse contemporaine en questions », produite par le C ND et l’Institut Français, dont elle a rédigé le manuel et qui s’est prolongée par la performance 10 danses.
 

Écouter Laurence Louppe
Journées d’étude, ateliers pratiques et salons d’écoute
au CN D les 30.09 et 1.10.2022
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